Aux Etats-Unis, il ne faudra pas attendre une commission d’enquête parlementaire pour évaluer comment les autorités ont répondu à la pandémie du coronavirus. Le « journalisme de reddition de comptes » tourne déjà à plein régime dans ce pays où la Cour suprême a consacré le rôle de la presse comme Quatrième pouvoir. « Il a fallu 70 jours pour que Donald Trump traite le coronavirus non pas comme une menace distante ou une grippe inoffensive, mais comme une force meurtrière qui s’apprête à tuer des dizaines de milliers de citoyens », écrivait le Washington Post le 4 avril dans un article de 40.000 signes, fondé sur l’interview de 47 experts et sévèrement intitulé: « Les Etats-Unis accablés par le déni et les dysfonctionnements ».
L’établissement de la ligne de temps de la pandémie et, en parallèle, des mesures gouvernementales est sans appel. Comme le reconnaissait le gouverneur démocrate de l’Etat de New York, Andrew Cuomo, « la maladie a toujours eu une longueur d’avance ». Même si une partie significative du retard, en janvier, peut être imputée à l’opacité du gouvernement chinois, l’Administration Trump a été trop lente dans sa reconnaissance publique de la gravité de la menace et dans la mobilisation des ressources considérables que celle-ci exigeait. Fin janvier, pourtant, les briefings journaliers communiqués à la Maison blanche par la CIA et la Direction nationale du renseignement étaient largement consacrés à la pandémie. Le 29, le ministre du Commerce, Peter Navarro, conseillait même dans une note interne « de ne pas écarter le scénario du pire » qui entrainerait des pertes humaines et économiques colossales.
Cette question de l’imprévision ne se limite pas au premier trimestre de l’année. Les enquêtes portent au-delà de ces fatidiques 70 jours. Dès 2012, comme le souligne Uri Friedman dans le magazine The Atlantic, une étude de la Rand Corporation, un centre d’études très proche du ministère de la Défense, sur le contexte sécuritaire international concluait que « seules les pandémies constituent une menace existentielle à même de détruire le mode de vie américain».
Les mises en garde sont venues du coeur même du pouvoir: du Pentagone, en particulier, qui, en janvier 2017, selon un document révélé par l’hebdomadaire de gauche new-yorkais The Nation, s’inquiétait du risque d’une nouvelle épidémie et anticipait un manque de respirateurs, de masques et de lits d’hôpitaux. En janvier également, juste avant l’entrée en fonctions de Donald Trump, l’administration Obama avait organisé un exercice avec l’équipe de transition républicaine sur la manière de contrer une épidémie, qui, selon le scénario envisagé, « interromprait les voyages internationaux, bouleverserait les chaines globales de production, ferait plonger les bourses et submergerait les systèmes de santé, sans que soit disponible un vaccin avant plusieurs mois ».
Il est facile de « prévoir après », ripostent les responsables de l’Administration. Mais comme dans tant d’autres pays, France et Belgique comprises, le gouvernement américain s’est laissé guider par le court-termisme et par une sous-estimation de l’imminence et des conséquences d’un désastre sanitaire mondial provoqué par un coronavirus. D’autres menaces, jugées plus importantes, plus concrètes ou plus immédiates, ont voilé les rapports des experts qui travaillaient sur les pandémies. Le terrorisme, la confrontation avec l’Iran, le scénario d’une nouvelle course aux armements nucléaires, la crainte de l’émergence trop rapide de la Chine et la construction d’un mur le long de la frontière mexicaine étaient au menu quotidien de Washington. Pas la santé.
« Les agences de renseignements avaient tiré la sonnette d’alarme depuis au moins cinq ans à propos des coronavirus », confiait Denis Kaufman, l’ancien responsable des maladies infectieuses au sein de la DIA, l’agence des renseignements militaires. Les avertissements répétés n’ont pas été entendus. Au contraire, note Oliver Milman dans The Guardian: l’Administration Trump a considérablement réduit l’équipe d’experts sanitaires américains basés en Chine et « dissout » la Direction de la santé globale, de la sécurité et de la bio-défense au sein du Conseil national de sécurité. « C’eût été bien que ce bureau soit encore là », déclarait à la mi-mars le Dr. Anthony Fauci, cet éminent directeur de l’Institut National des allergies et maladies infectieuses, qui, en 2018, lors d’une audition au Congrès, avait avoué que la menace d’une pandémie comme la grippe espagnole de 1918 « l’empêchait de dormir ».
La presse en retard aussi
Les autorités politiques n’ont pas été les seules à négliger ces mises en garde. La presse est elle aussi interpellée. Peu de médias ont sérieusement et bruyamment relayé en leur temps les rapports des centres d’études qui considéraient les pandémies comme un enjeu prioritaire de la sécurité nationale. Comme le disait en substance David Halberstam (1934-2007), le légendaire grand reporter du New York Times lors de la guerre du Vietnam, les journalistes, lorsqu’ils couvrent un événement, tendent à « arriver trop tard et à partir trop tôt ». « L’actu », qui est le battement de coeur du métier, exclut le plus souvent le journalisme « prémonitoire » qui ausculte les bouillonnements de magma annonciateurs des grandes catastrophes.
« Nous avons beaucoup de mal à sortir de cette routine du hic et nunc», nous avait confié, il y a 20 ans, le directeur de l’International Herald Tribune, Peter C. Goldmark Jr.. Quelques mois plus tôt, dans un discours à l’Aspen Institute, évoquant l’épidémie de sida et le changement climatique, il avait invité les journalistes mais aussi les responsables économiques et politiques à « s’aventurer dans ces eaux où, sous l’écume, se meuvent lentement les courants qui détermineront de manière irrévocable le monde dans lequel vivront nos enfants et nos petits-enfants ». Des paroles prophétiques. Plus que jamais, gouverner, c’est prévoir et informer, c’est prévenir. Au-delà des échéances électorales et des deadlines qui rythment la politique et le journalisme.