Les élections européennes du 26 mai se déroulent dans un télescopage inédit avec les célébrations du 75ème anniversaire du débarquement en Normandie et du début de la libération sur le front occidental de la Seconde guerre mondiale.
Personne, à l’exception des nostalgiques de Hitler, Pétain ou Degrelle, n’oserait aujourd’hui regretter « l’invasion de la France » le 6 mai 1944 par les forces alliées américaines, britanniques et canadiennes et les 177 Français libres du commando Kieffer. Les paroles officielles, graves ou grandiloquentes, seront donc convenues et consensuelles.
Et pourtant, elles ne devraient pas l’être. Même si officiellement la Libération ne suscite pas de controverse, l’actualité et le passé se chevauchent et s’interpellent. Quelle libération célébrera-ton? Avec qui? De quelle Europe ou de quelle Communauté atlantique parlera-t-on? Au nom de quelles valeurs? Pour cautionner quelle politique? La réponse ne nous sera pas donnée le 6 juin, mais le 26 mai au soir, lorsque tomberont les résultats des élections européennes.
Comme le déclara fameusement John Kennedy en 1961, « la victoire a cent pères, mais la défaite est orpheline». Des dizaines de dirigeants politiques de tous bords se bousculeront sur les plages et sur les places du souvenir pour s’approprier la victoire. Mais le 6 juin 1944 ne peut gommer ce qui le précéda, mai 1940, « l’étrange défaite », comme l’appela le grand historien français Marc Bloch: l’hébétude d’une majorité de la population et l’entrée du régime de Vichy dans une politique de collaboration active avec l’occupant nazi.
Le patriotisme est un mot qui ne peut être galvaudé. C’est au moment où tout le monde va s’en réclamer qu’il importe de le redéfinir. « Ma patrie, c’est la France libre, disait l’écrivain Romain Gary. Je n’ai pas une goutte de sang français, mais c’est la France qui coule dans mes veines ». Un exilé russe, juif, sacré par Charles de Gaulle Compagnon de la Libération, l’image est extraordinaire. Alors que des Céline et des Rebatet souillaient l’ambition de leur pays de rayonner comme une terre d’humanité et de civilisation, un « étranger » s’engageait pour la France libre et publiait en 1943, en pleine guerre, Education européenne, un plaidoyer vibrant pour l’humanisme, « ce poing levé à la face de l’absurdité », selon la belle expression de l’hebdo Le 1. Alors que des «Français de souche» s’enfonçaient dans la Collaboration, des « immigrés » entraient en résistance. Pour « une certaine idée de la France ». Au nom du patriotisme de la liberté.
L’esprit de résistance
Juin 1944 ne peut se résumer, en effet, au débarquement des troupes alliées. Il fut aussi la confirmation éclatante de « l’esprit de résistance » qui anima, immédiatement après la défaite, une poignée de Français, venus de presque tous les milieux politiques. De la gauche sans aucun doute, même si le Parti communiste empêtré dans le Pacte germano-soviétique ne s’engagea vraiment qu’en juin 1941, de la droite patriotique avec la figure tutélaire de Charles de Gaulle, et même de l’extrême droite, à l’exemple de Daniel Cordier, un ancien de l’Action française qui deviendra le secrétaire de Jean Moulin, le chef du Conseil national de la Résistance. « J’étais non seulement royaliste, mais aussi férocement antisémite. Là-dessus, je peux vous assurer que la guerre m’a changé », confiait-il en mai 2018 au journal Le Monde.
En Belgique, des personnes éblouissantes, comme Andrée De Jongh, Suzanne Spaak ou Julia Pirotte et tant d’autres, prirent aussi tous les risques pour combattre la barbarie. En Allemagne même, des personnes de conscience « trahirent» la voyoucratie nazie et les « individus de masse », ces « Allemands ordinaires », que décrit Daniel Jonah Goldhagen dans son livre Les bourreaux volontaires d’Hitler. « Ma patrie, c’est le pays où règne la liberté », s’exclama l’actrice allemande Marlène Dietrich, qui accompagnait les troupes de la Libération. « Nous qui appartenons à cette génération de l’après-guerre, nous sommes fiers qu’il y ait des gens comme vous qui, durant les années d’Hitler, ont choisi le camp de l’ennemi et qui l’ont fait par amour de l’Allemagne », déclarait en 1992 l’actrice allemande Hanna Schygulla.
La lutte contre le nazisme n’a pas été menée partout au nom de la liberté et de la dignité humaine, mais l’esprit de résistance n’a pas été une illusion ni une imposture. « A chaque menace d’asservissement, on verra toujours se lever le petit groupe de ceux pour qui la paix ne s’achète pas à n’importe quel prix », déclarait François Jacob, Compagnon de la Libération et Prix Nobel 1965 de médecine, lors de sa réception à l’Académie française en 1997.
Cet esprit appelle aujourd’hui à la vigilance, car si le recours au passé n’exprime parfois que notre incapacité à expliquer un présent déroutant, les remous et les tumultes des années 1930 et 1940, la haine, la violence, le nationalisme et le nativisme d’alors ressemblent trop aux ressentiments qui corrodent aujourd’hui une Europe désemparée. Vercors, l’auteur du Silence de la mer, l’homme des clandestines et sublimes Editions de Minuit, évoque dans ses mémoires, La bataille du silence, cette incubation funeste de l’horreur et de la terreur. En mai 1940, quelques jours à peine après la défaite, il découvrait en bonne place dans un kiosque, Le Pilori, « un journal français spécialisé dans la chasse aux Juifs ». Et il s’indignait « On n’avait pas perdu de temps! Avais-je donc côtoyé sans le savoir, au long de nombreuses années, tant de persécuteurs qui n’attendaient que l’occasion? ».
Dimanche, les citoyens européens démontreront dans les urnes s’ils sont dignes du 6 juin 1944. De ce moment décisif où, pour paraphraser François Mauriac dans Les Cahiers noirs, paru en 1943, « un peuple libre démontrait qu’il pouvait être une peuple fort et qu’un peuple fort pouvait demeurer un peuple juste ».
Note: cette chronique a été publiée dans Le Soir en ligne le jeudi 23 mai et dans la version papier le 24 mai. Le sous-titres “Esprit de résistance” et les citations de Daniel Cordier et François Jacob viennent d’un hors série récent (et excellent) publié par le journal Le Monde.
Pour en savoir plus sur:
Dédée De Jongh, le livre de Marie-Pierre d’Udekem d’Acoz, Andrée De Jongh. Une vie de résistante, Editions Racine, 2016.
Suzanne Spaak, le livre d’Anne Nelson, paru en 2018, La vie héroïque de Suzanne Spaak, Robert Laffont.
Julia Pirotte, le texte de Jeanne Vercheval-Vervoort, Une photographe dans la résistance, Les Amis de la Fondation de la Résistance.
Le débarquement en Normandie, le numéro spécial du nouveau mook des éditions Weyrich 1944 (auquel je participe comme membre du Comité scientifique). Avec des articles d’Olivier Wieviorka, Hugues Wenkin, Daniel Ruelens, Benoit Rondeau, Christophe Lafaye, etc.