Regarder un film peut être une expérience collective. Comme dans ces festivals du cinéma des droits humains ou du journalisme, où les spectateurs deviennent en quelque sorte des acteurs des films qu’ils regardent, tant ils s’identifient aux mêmes causes et aux mêmes héros, tant ils s’indignent ensemble des abus et des régimes qui en sont responsables. Les films de Costa Gavras, de Z à L’Aveu, de Missing à Etat de siège, me rappellent ces moments exceptionnels de « communion » dans des salles acquises à la lutte contre l’arbitraire et la violence des Etats, de la Grèce des Colonels à la Tchécoslovaquie communiste ou au Chili du général Pinochet.
A la fin, cependant, un film est inévitablement une expérience personnelle. Son interprétation, les émotions qu’il suscite et les réflexions qu’il inspire sont intimes. Une vérité de La Palice? Sans doute, mais cette individualité du regard m’a saisi lorsque j’ai vu Roma, le dernier film du réalisateur mexicain Alfonso Cuaron. Il y décrit, avec beaucoup de nuances et de réalisme, une famille de la classe moyenne mexicaine de la Colonia Roma, un quartier proche du centre historique de Mexico. Il y dévoile aussi la brutalité du régime du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) alors au pouvoir, son recours à des tueurs recrutés dans les bidonvilles et formés sous la tutelle des forces de sécurité pour étouffer toute tentative de contestation. Le « massacre de Corpus Christi », le 10 juin 1971, l’un des moments les plus forts du film, est une répétition de la tuerie de Tlatelolco, la Place des Trois Cultures, le 2 octobre 1968, à la veille des Jeux olympiques, lorsque des centaines de jeunes avaient été piégés et tués par l’armée et ses supplétifs.
J’ai visité pour la première fois le Mexique lors de ce printemps 1971, qui sert de cadre au film. Près d’un demi-siècle plus tard, dans cette salle de cinéma bruxelloise, je me suis retrouvé plongé au milieu des vendeurs de billets de tombola ou de chunches (objets improbables), j’ai de nouveau humé les odeurs de la mégalopole, les tortillas de maïs, les tacos al pastor et les piments chauffés sur le comal de fonte, l’âcreté de l’essence crachée par les grosses voitures américaines.
Je me suis rappelé aussi de ces soudards casqués et de ces hommes de main aux mines patibulaires, armés de bâtons, qui rôdaient dans le quartier de l’Université. Un soir, ils nous avaient interpellés alors que nous sortions d’un débat à l’Ecole de journalisme. Ils avaient grimacé à l’écoute de notre accent. Les « Franceses », avec Mai 68, Jean-Paul Sartre, Régis Debray, ses gauchistes et ses communistes, n’étaient pas les bienvenus dans ces milieux ultra-nationalistes. Les Belges n’étaient guère connus: c’était avant la Coupe du monde de football triomphale de 1986, avant Jean-Marie Pfaff, surnommé par les Mexicains « el simpatico ».
D’Octavio Paz à Elena Poniatowska
Et pourtant, dans ce film, il manque sans doute ce qui m’a le plus marqué lors de cette première rencontre avec le Mexique. A aucun moment, le réalisateur n’évoque les personnalités qui, à l’époque, dans une atmosphère pesante et menaçante, refusaient l’inégalité sociale, le racisme et la violence d’Etat. C’est pourtant ce Mexique dissident que je rencontrai en cette année 1971 dans des cafés du quartier universitaire ou de la Zona Rosa.
Dans quelques librairies mal-pensantes, le long de l’Alameda ou sur le campus de l’Université nationale autonome, quelques livres, malgré la censure, osaient mettre en cause le pouvoir d’Etat. Je découvris Octavio Paz, qui, au lendemain du massacre de Tlatelolco, avait démissionné de son poste d’ambassadeur au Japon. Dans Postdata, celui qui allait être couronné en 1990 par le Prix Nobel de Littérature dénonçait l’Etat autoritaire et célébrait l’aspiration des jeunes à la démocratie et à la réforme. Je fis aussi la connaissance littéraire d’Elena Poniatowska, auteure magistrale de La nuit de Tlatelolco, une collection bouleversante de témoignages sur ce massacre qui continue de hanter la mémoire mexicaine. Carlos Fuentes avait lui aussi été choqué par cette violence d’Etat et l’impunité qui avait suivi. Deux jours après le drame, il écrivait une lettre déchirante à Octavio Paz: « Un tigre dort dans les entrailles du Mexique, le besoin de sang est trop profond, la certitude que seul le sang alimente le soleil, les astres, les plantes, est trop profonde. La grande métaphore s’est réincarnée ».
Le Mexique rêvé
Depuis cette année 1971, je n’ai cessé de me passionner pour ce pays qui est sans doute le plus complexe de l’Amérique latine. J’ai suivi ses drames et ses espoirs. J’ai accompagné en particulier ses journalistes et militant(e)s des droits humains. Ceux-là même qui sont invisibles dans le film Roma et qui n’émergent aujourd’hui encore que très épisodiquement dans l’actualité, par rapport à ce Mexico Bravo des barons de la drogue, des cercles affairistes et des politiciens corrompus.
« No somos muchos pero somos machos », ironisait une amie journaliste à la fin des années 1990 lorsqu’elle se lançait dans l’aventure du quotidien Reforma. « Nous ne sommes pas beaucoup, mais nous sommes fort(e)s ». Des noms, des voix plurielles, s’inscrivent au panthéon de ce Mexique rêvé: Lydia Cacho, cette journaliste de Cancun qui a révélé, au risque de sa liberté et de sa vie, les réseaux de pédophilie couverts par des politiciens vénaux; Blanche Petrich, reporter de guerre du quotidien La Jornada; Anabel Hernandez, auteure d’enquêtes impitoyables sur les collusions entre les narco-trafiquants et des cercles du pouvoir; Marcela Turati, coordinatrice d’un « réseau de journalistes à pied » (Periodistas de a pie), qui s’efforce de chercher le côté humain de l’information. Ou encore Adela Navarro Bello, directrice de la revue Zeta de Tijuana, directement visée par les barons de la drogue, Carmen Aristegui, symbole de l’indépendance journalistique face au pouvoir d’Etat, René Delgado, l’un des pionniers du quotidien Reforma, Sergio Aguayo, commentateur éclairé et observateur engagé de la société mexicaine.
Ce sont ces personnes qui forgent chaque jour la magie et la grandeur du Mexique. Sans elles, je n’apprécierais pas avec le même bonheur la subtilité du mole poblano et les délices du guajolote al horno, cette dinde cuite dans un four tapissé de feuilles de maguey (cactus). Je ne serais pas aussi subjugué par les mystères de Chichen Itza ou le syncrétisme baroque de l’Eglise de Santa Maria Tonantzintla.
Sans elles, je n’aurais vu du Mexique que la corruption, la violence et la société de castes. J’aurais réduit ce pays à ses plages de tourisme de masse, à ses incursions en bus express en terre maya, à ses imitations grotesques du consumérisme yankee, à sa cuisine Tex-Mex.
Intellectuels libres, journalistes indépendants, militants des droits humains et en particulier des droits des femmes, ou défenseurs des peuples indiens. Ces personnes sont invisibles dans le film d’Alfonso Cuaron, mais sans elles, ce film qui dévoile le racisme et le « classisme », comme l’écrit Alix Hardy dans Le Soir, de la société mexicaine, mais aussi sa résilience et sa générosité, n’aurait sans doute jamais existé.
PS: Pour un regard critique du film, Pourquoi Roma ne convainc pas, par Guillaume Loison, dans l’Obs.
Pour un regard ébloui, Roma, le séisme émotionnel d’Alfonso Cuaron, par Juliette Goudot, dans Moustique.
Pour une approche intuitive, subjective, “amoureuse”, du Mexique, le livre de la journaliste Emmanuelle Steels, Mexique. La révolution sans fin, Editions Nevicata, Collection L’âme des peuples (dirigée par Richard Werly). Un essai enrichi de trois grandes interviews avec des intellectuel(le)s mexicain(e)s.