Liberté d’expression et désinformation : “la vertu, cinquième colonne du vice”

Nos sociétés occidentales, nous serine-t-on depuis des années, sont de plus en plus séculières. Et pourtant, de plus en plus de gens parlent comme des clercs. Des gouvernements voudraient nous protéger contre les pensées mauvaises, les idées erronées et les faux prophètes. Comme s’ils voulaient restaurer l’index et l’imprimatur, en créant des organes de validation des « faits vrais », en favorisant la « bonne parole », en classant les sites d’information selon qu’ils méritent le paradis, le purgatoire ou l’enfer, en plaçant à gauche ou à droite de Dieu les mauvais et les bons. Comme si les citoyens de nos vieilles démocraties étaient d’indécrottables et vulnérables moutons, face au Malin, à ses pompes et à ses oeuvres.
La volonté des gouvernants de protéger leur population contre la désinformation ou le discours de haine est sans doute, la plupart du temps, honorable. L’utilisation stratégique d’Internet et des réseaux sociaux par des usines à trolls russes ou des sbires djihadistes n’est pas du tout rassurante. Les théories du complot et la désinformation qui prolifèrent dans la cour des miracles de nos sociétés désemparées sont sidérantes. « La méchanceté » sur Internet comme la dénonce, dans son dernier livre, François Jost, est insupportable.
Vade retro satanas, donc! Alors, on crée un bureau de la vérité au sein du Service européen d’action extérieure pour traquer les mensonges de la Russie et de ses acolytes. L’Allemagne édicte une loi, mal ficelée, sur les fausses informations et le discours de haine et le président Macron annonce dans la foulée qu’il usera du sabre et du goupillon pour démasquer et punir ceux qui, à l’approche d’élections, se donnent pour mission de mentir et de médire.
La médiasphère est sans aucun doute polluée par des professionnels de la manip’ et des guignols de la désinfo. Mais les ripostes que les pays démocratiques veulent leur opposer risquent bien, si on n’y prend garde, de peu à peu « détruire le village en vue de le sauver ». « A bas la vertu, cette cinquième colonne du vice », prévenait, en 1976, le vieux sage Casamayor. Tout cela se fait, en effet, sous le voile de « nobles intentions: la lutte contre le terrorisme, la protection de secrets d’affaires, la suppression des discours de haine sur Internet », comme le souligne Pierre-Arnaud Perrouty dans son stimulant essai Libres de dire (Editions Espace de libertés, 2018). Et l’enfer, on le sait, est pavé de bonnes intentions.
Des démocraties se rapprochent ainsi imperceptiblement des pratiques liberticides de pays autocratiques, dont elles veulent pourtant se distinguer. La Russie, qui n’a de cesse de qualifier d’ « agents de l’étranger » les médias qui contestent Poutine, se sent toute rassérénée quand des pays démocratiques, agacés par la chaîne RT ou l’agence Sputnik News, se mettent à suivre à l’égard de ces dernières la même voie de l’exclusion et de la discrimination. Il est temps de se rappeler que, dans les années 1950, le maccarthysme et sa chasse aux sorcières ont été bien plus dangereux pour la démocratie américaine que la propagande soviétique et l’agit-prop communiste.
Il faut sans aucun doute poursuivre les délits qui se commettent dans la médiasphère, que ce soit la diffamation ou l’incitation à la violence. Il faut contraindre les entreprises du Net à assumer leurs responsabilités, sans pour autant les transformer en d’arrogants et arbitraires censeurs privés. Il faut, comme le souligne le rapport du Groupe d’experts de haut niveau convoqué par la Commission européenne, mettre en oeuvre des politiques pro-actives qui favorisent le journalisme de qualité et l’éducation citoyenne aux médias, mais sans instaurer, selon les mots de la Commissaire Mariya Gabriel, “un ministère de la vérité et de la censure ».
Les démocraties n’ont pas la vocation d’être suicidaires, mais elles doivent accepter plus sereinement le risque des idées qui les mettent en cause et l’ébullition des pensées qui leur sont radicalement hostiles. Plutôt que de caporaliser et de gronder, le rôle de l’Etat dans un pays démocratique devrait être de favoriser l’esprit critique et la pensée libre, en particulier contre lui-même. Or, cet Etat, qui se dit exemplaire, a du mal à entendre des vérités qui dérangent. Il bétonne sa communication, ennemie de l’information. Il multiplie les zones d’opacité illégitimes pour protéger ses agissements, ses ambiguïtés et ses contradictions. « S’il y a bien un producteur de fake news à contrôler, c’est l’Etat », ose écrire Emmanuel Todd dans un article incisif de L’Obs.
Les démocrates, s’ils sont vraiment « libéraux », doivent oser la liberté d’expression, la reprendre à l’extrême droite, qui s’en sert uniquement pour exprimer son racisme et sa haine de l’Establishment « politiquement correct », et en refaire un élément essentiel, existentiel, de leurs combats. « Ce n’est pas en ôtant du cerveau du citoyen, selon le mot de Tocqueville, le ‘trouble de penser’, qu’on peut espérer triompher de tous ceux qui précisément veulent qu’on ne pense pas », écrit l’avocat et essayiste François Sureau dans Pour la liberté (Editions Tallandier, 2017).
En 1976, la Cour européenne des droits de l’homme avait énoncé solennellement que la liberté d’expression « vaut pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels, il n’est pas de « société démocratique ». « La tristesse de ce temps, ajoute François Sureau, tient aussi à la fréquence avec laquelle il nous faut désormais rappeler ces évidences qui renferment en elles-mêmes un part de notre honneur collectif ».

Note: Cette chronique a été publiée le 16 mars dans la version papier du Soir et en ligne sur Le Soir plus.

 

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