L’année de toutes les vengeances

Beaucoup de mots pourraient prétendre résumer l’année qui s’achève. Post-vérité, ce terme qui désigne la politique et l’impunité du fake news (fausses infos) à l’ère de Donald Trump et des réseaux sociaux, a même été sacré « mot de l’année 2016 » par le vénérable Oxford Dictionary. Un autre mot, pourtant, pourrait revendiquer cet honneur: vengeance. L’année 2016 en a offert en effet de multiples exemples. Ainsi, avec ses procès et ses licenciements massifs de fonctionnaires, de militaires, d’enseignants et de journalistes, la Turquie d’Erdogan a choisi de réagir au coup d’Etat du 15 juillet non par la justice mais par la revanche, en sortant du cadre légitime des sanctions prévues par un Etat de droit. Le leader islamiste règle ses comptes: avec les kémalistes, avec les membres de la confrérie de Fethullah Gulen, avec les Kurdes, avec les libéraux démocrates considérés comme des « agents de l’étranger ». En Crimée, hier, au Moyen-Orient aujourd’hui, Vladimir Poutine prend lui aussi sa revanche sur l’humiliation que des Occidentaux arrogants imposèrent à la Russie après la chute du Mur en 1989 et l’implosion de l’Union soviétique. En Syrie, tout n’est que riposte et représailles entre des groupes rongés par le ressentiment et la haine. La vengeance enflamme les guerres civiles musulmanes au Moyen-Orient. Elle excite les djihadistes qui veulent faire rendre gorge à l’Occident.
La vengeance est au coeur de l’histoire, de ses ignominies et de ses tragédies. La revanche contre la défaite de 1918 et le Traité de Versailles a été l’un des plus puissants leviers de la montée du nazisme dans les années 1930 en Allemagne. La vengeance a accompagné les conflits ethniques qui ont déchiré les Balkans au siècle dernier. Attisée par des lectures victimaires de l’histoire, elle puise dans la mémoire d’humiliations et d’exactions réelles, mais aussi dans des mythes et des mensonges concoctés par des historiens tribaux, artificiers de la rancoeur. Elle est le plat préféré des monstres froids et fait presque toujours partie de l’arsenal de la barbarie. Se réclamant des torts subis et de l’honneur blessé d’une communauté ou d’une nation, elle justifie, voire même sanctifie, les moyens les plus abjects. « La vengeance est une justice sauvage », disait le philosophe anglais Francis Bacon.

Même en démocratie…
Ce sentiment primal sévit aussi au sein de pays démocratiques avancés, même s’il s’y exprime par des voies plus tempérées. Il a frappé au Royaume Uni, où les partisans du Brexit ont clamé qu’ils prenaient leur revanche sur les élites de Bruxelles. Il souffle aux Etats-Unis, où le Parti républicain promet de se venger de Barack Obama en détricotant la plupart de ses acquis dans le domaine de la santé ou des relations internationales.
Prendre le contrepied d’un adversaire politique, adopter, une fois au gouvernement, des mesures qui réforment ou récusent celles des prédécesseurs, constituent des ingrédients normaux de l’alternance et de l’alternative en démocratie. A condition qu’ils soient guidés par le respect des règles, des lois et des droits des minorités. Redresser les torts par la justice est un élément essentiel des démocraties apaisées, alors que la vengeance est l’indice d’un esprit pré-démocratique qui, souvent, annonce des actes anti-démocratiques. Lorsque le président Nixon, acculé par ses accusateurs au moment du scandale du Watergate, chercha à se venger, il commit inévitablement des abus de pouvoir, en assignant aux organes de l’Etat, par essence impartiaux, les basses besognes de harceler et de discréditer ses ennemis. Aujourd’hui, certains craignent que Donald Trump n’aie recours à pareilles méthodes. Annuler les mesures prises par Obama est une chose: la revanche, même la plus inélégante, peut s’appliquer dans le respect du droit. Mais se venger agressivement de tous ceux qui contesteraient l’administration républicaine en est une autre. Le président-élu a démontré qu’il était de caractère vindicatif, à tel point que certains craignent aujourd’hui de payer chèrement leur opposition résolue à son élection. « Trump est complètement obsédé par la revanche », écrivait la revue Mother Jones en octobre, qui relevait les mots vengeurs, hit back (riposter), get even (se venger), screw them back, qu’affectionne le futur président.

Inhumanité et irrationalité
L’esprit de civilisation réside aussi dans le refus de répondre au fer par le fer. Le 25 mars 2017, l’Europe célébrera le soixantième anniversaire de la signature du Traité de Rome, acte fondateur de la construction européenne. L’Union, non sans raison, suscite aujourd’hui des sentiments de rejet et de lassitude. Mais comment pourrait-on oublier que le choix de ses Pères fondateurs de chercher une alternative à la vengeance a contribué à garantir des décennies de paix et de prospérité aux peuples européens? Et comment ne pas déceler dans l’esprit des dynamiteurs populistes actuels ces sentiments de rancoeur et de vengeance, d’inhumanité et d’irrationalité, qui, dans les années 1930 et 1940, transformèrent le continent en « terres de sang »?
En 1938, dans son discours sur la « désintoxication de l’Europe », Stefan Zweig plaidait pour un enseignement de l’histoire « qui montrerait, non pas le mal qu’un peuple a fait à un autre, mais ce qu’il lui doit », « une histoire, non des conflits et des guerres, mais des transferts culturels », note son traducteur Jacque Le Rider.
Nulle société civile et civilisée ne se crée dans la vengeance. Celle-ci ne fait qu’alimenter le cycle sans fin des ressentiments et débouche inévitablement sur de nouvelles haines, de nouvelles injustices et de nouvelles tragédies.  « La vengeance n’apporte pas une récompense, car la souffrance des autres ne peut compenser le mal qu’on a subi », écrit la philosophe américaine Martha Nussbaum dans son récent livre Anger and Forgiveness. « Résister à notre colère est une marque non seulement de notre humanité, mais aussi de notre santé mentale ». Un avertissement avisé pour ce monde d’aujourd’hui qui s’ensauvage et disjoncte.

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