L’histoire du castrisme est celle d’un long effilochement d’une utopie révolutionnaire. Au moment de son entrée triomphale à La Havane en janvier 1959, le leader des barbudos jouissait d’une popularité exceptionnelle dans toute l’Amérique latine. Pour les petits paysans misérables exploités par les grands propriétaires, pour les intellectuels outrés par l’emprise des Etats-Unis, pour les démocrates lassés des régimes militaires mafieux et des oligarchies insolentes qui dominaient le continent, Fidel Castro incarnait le rêve donquichottesque de la liberté et de la justice.
« Un impossible rêve»? Très vite, l’euphorie et l’oecuménisme révolutionnaires se brisèrent. Ceux qui avaient imaginé une démocratie placide à l’image du Costa Rica furent écartés. Dès octobre 1959, la condamnation à 20 ans de prison d’un des principaux dirigeants révolutionnaires, Huber Matos, indiqua la voie sur laquelle le nouveau régime s’engageait: un pouvoir autoritaire organisé autour des figures mythiques de Fidel Castro et Che Guevara, appuyé sur un système inspiré du marxisme léninisme et ancré, avec une certaine dose d’autonomie rebelle, dans le camp soviétique.
Malgré la dureté de la répression, des centaines d’intellectuels de gauche européens et latino-américains se rendirent à Cuba, sacré « premier territoire libre de l’Amérique », pour communier avec les nouveaux archiprêtres de l’anti-impérialisme et du progressisme. L’hostilité radicale de Washington, symbolisée par l’invasion de la Baie des Cochons, et la grande peur des possédants du continent, « excusaient » les dérives autoritaires. En ces moments tourmentés de la guerre froide, à l’époque de la Tricontinentale, la dictature était acceptable à gauche pourvu qu’elle soit marxiste, anti-colonialiste et anti-américaine.
Pendant toutes ces années, le castrisme bénéficia aussi, comme l’observa cruellement Gérard Chaliand à propos des « mythes révolutionnaires du tiers-monde », d’une forme de « transfert utopique », illusion romantique d’une gauche occidentale avide d’expier ses accommodements capitalistes en vivant la révolution par procuration sous les tropiques.
Au fil des années, toutefois, la passion castriste prit des rides. Après la crise des missiles de 1962 au cours de laquelle Fidel joua à la roulette russe, après la caution apportée à l’étouffement du printemps de Prague en 1968, après la répression déclenchée contre des poètes ou des homosexuels: il y eut beaucoup d’ « après » et, à chaque fois, des « amis de Cuba » s’éloignèrent. « Fidel Castro est un typique caudillo latino-américain dans la tradition hispano-arabe », s’exclama sévèrement le Prix Nobel de littérature mexicain, Octavio Paz, en 1983.
Et pourtant, le castrisme continua à bénéficier de solides sympathies internationales, à gauche de la gauche, au sein de partis sociaux-démocrates européens assagis, mais aussi du côté de la droite souverainiste, jusque dans l’Espagne franquiste, où l’on appréciait ce lider maximo, nationaliste ombrageux, qui, «en résistant à l’Empire, avait sauvé l’honneur de l’Espagne », chassée en 1898 de Cuba par des indépendantistes soutenus par les Etats-Unis.
A l’époque du président Ronald Reagan dans les années 1980, le soutien sans état d’âme de Washington aux dictatures militaires et son harcèlement du Nicaragua sandiniste offrirent de nouveaux arguments. Des progressistes, qui n’auraient jamais accepté de vivre sous une dictature, hésitèrent à franchement condamner Cuba parce qu’ils craignaient de « faire le jeu » des escadrons de la mort du Salvador ou des contre-révolutionnaires nicaraguayens.
La crise économique des années 1990, après le départ des Soviétiques, révéla les profondes failles du « modèle cubain ». Si le castrisme avait généralisé l’enseignement et la santé, ce qui était remarquable dans un continent dévasté par la morgue sociale et les inégalités, il avait échoué, et pas seulement à cause de l’embargo américain, à faire de Cuba un pays économiquement viable. Après avoir dépendu de Moscou, le castrisme subsista grâce au Venezuela de Hugo Chavez. Une nomenklatura castriste, organisée autour d’une armée toute-puissante, relativisait aussi l’égalitarisme proclamé du régime.
Une certaine gauche, aujourd’hui encore, refuse de prendre toute la mesure des errements de l’aventure castriste. Or, le comandante a associé la cause progressiste à un autoritarisme pesant et infantilisant. Il a donné un alibi aux ultraconservateurs latino-américains ravis de pouvoir taxer de « castro-communiste » toute volonté réelle de changement social. Et surtout, comme le déplorait en 2003, lors d’un pic de la répression, l’écrivain de gauche et « pro-cubain » Eduardo Galeano, « il a péché contre l’espérance, car la révolution cubaine était née pour être différente. L’omnipotence de l’Etat n’est pas la réponse à l’omnipotence du marché ».
Toutefois, il serait inconsistant de ne retenir de Fidel que son ego, son autoritarisme et son obstination idéologique. Le castrisme est arrivé au pouvoir en raison de la dictature, de l’exploitation et de la domination gringa qui régnaient à Cuba sous Fulgencio Batista. Certes, l’Amérique latine d’aujourd’hui est différente. Les militaires et les Etats-Unis se sont faits plus discrets, mais, dans la plupart des pays, des inégalités et des violences extrêmes sévissent. Des “enclaves d’autoritarisme“, comme le souligne Alain Rouquié dans son livre A l’ombre des dictatures, persistent au sein d’indécrottables Etats profonds, rétifs à tout réel changement.
Le décès de Fidel ne clôt pas le castrisme. La désillusion aura un avenir si, dans ce continent « aux veines ouvertes », comme l’écrivait Eduardo Galeano, « la justice sociale et la liberté ne marchent pas », enfin, « côte à côte ».
L’auteur
Mes livres
L'éthique de la dissidence. Morale et politique étrangère aux Etats-Unis, Editions Espace de libertés, 2011, 92 pages.
Journalisme international. Un manuel pour étudiants en master de journalisme. Publié chez De Boeck Université, Collection Info Com, 2008, 279 pages
La liberté sinon rien. Mes Amériques de Bastogne à Bagdad, 410 pages, 2008. Un périple dans le siècle américain. Une réflexion sur le rôle des droits de l'homme dans l'histoire des Etats-Unis.
Où va l'Amérique latine?, avec Olivier Dabène, Bernard Duterme etc, 128 pages, 2007.
Et Maintenant le Monde en Bref. Les Médias et le Nouveau Désordre Mondial, 324 pages, 2006
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Méta
Excellent article : le seul bémol est la citation d´Octavio Paz en relation au concept de « caudillo latino-américain dans la tradition hispano-arabe ». Le terme de caudillo se réfère à Franco qui en aucun point ne peut être assimilé à un quelconque tyran arabe: le franquisme, chrétien et non pas musulman, sortit l´Espagne du danger communiste et prépara le terrain à l´implantation de la démocratie. Historiquement l´Espagne a toujours été (contrairement à la Légende noire véhiculée par ses ennemis) un pays beaucoup moins centraliste, plus respectueux et plus intégrateur des différences raciales, sociales, locales, culturelles, que d´autres en Europe.