« L’un des défauts des Etats-Unis, disait l’illustre diplomate George Kennan, c’est de penser que tout le monde veut devenir comme eux ». Et c’est sans doute avec cette idée en tête que le président Obama s’est rendu à La Havane en mars dernier. En pensant que la normalisation avec Cuba allait inévitablement propager le modèle américain dans le dernier réduit du communisme en Amérique latine.
C’est au contraire une forme très latino-américaine de la politique, le caudillisme, qui semble conquérir les Etats-Unis, comme l’écrit Omar Encarnacion dans la très sérieuse revue Foreign Affairs. Comment ne pas voir dans la morgue, la forfanterie, la tchatche de Donald Trump et même dans ses cheveux gominés, des relents de péronisme (Peron dirigea l’Argentine de 1943 à 1955) et de varguisme (du nom de l’ex-président brésilien Getulio Vargas), avatars sud-américains des fascismes européens?
Comment ne pas penser, au risque d’être accusé de sacrilège par de vieux tiers-mondistes désemparés, à l’ancien président du Venezuela, Hugo Chavez ou au président de l’Equateur Rafael Correa? Car une certaine gauche latino-américaine s’est elle aussi laissé envouter par cette forme de pouvoir personnel, grandiloquent et bavard, autoritaire et arbitraire. « Typique de la tradition hispano-arabe », se lamentait en 1983 le grand intellectuel mexicain Octavio Paz. Typique du machismo latino-américain, expliquait Pierre Ostiguy, professeur à l’Université catholique du Chili. “Cette notion d’avoir des c… fait partie de la norme du discours populiste latino-américain. Et Donald Trump “en a” sans conteste“.
Il est vrai que l’histoire du sous-continent offre une panoplie de personnages d’anthologie. « Donnez moi un balcon et je serai élu président n’importe où », tonnait José Maria Velasco Ibarra, qui domina pendant un demi-siècle la vie politique tumultueuse de l’Equateur. « Donnez-moi un plateau télé et je serai élu président n’importe quand», aurait pu dire Hugo Chavez, qui déployait ses talents de hâbleur cathodique lors de son interminable émission dominicale Alo Presidente.
La célébration de l’ignorance
Donald Trump est sans aucun doute un caudillo. Du haut de sa tribune, face à ses partisans exaltés, il se pavane, insulte, pratique l’ignorance ostentatoire et multiplie les anathèmes contre les « autres » – immigrés mexicains, réfugiés musulmans-, qu’il décrit comme des ennemis de l’Amérique. Mais, n’en déplaise aux colporteurs de stéréotypes culturels, Trump n’est pas “contaminé par l’Amérique latine”. Il renoue avec un “caudillisme” typiquement nord-américain qui, dans ses excès et ses emphases, n’a rien à envier au sud du Rio Grande. Il rappelle Huey Long, le gouverneur démocrate de la Louisiane entre 1928 et 1932, candidat des « petites gens », démagogue indifférent aux règles de l’Etat de droit et de la bonne gouvernance. Il ressort des greniers de l’histoire le spectre de l’inquiétant George Wallace, ex-gouverneur de l’Alabama, défenseur acharné de la ségrégation raciale et des « petits blancs », qui récolta près de 10 millions de voix lors des présidentielles de 1968.
Donald Trump n’a pas besoin de s’inspirer de l’Amérique latine. Il a carrément emprunté à un puissant courant politique américain des années Trente le slogan qui résume sa doctrine de politique étrangère: America First. Lancé par des milieux isolationnistes et « munichois », ce mouvement « l’Amérique d’abord » était soutenu par l’aviateur Charles Lindbergh et l’industriel Henry Ford. Il s’était développé dans une Amérique en crise, travaillée par les discours enflammés de Charles Coughlin, un prêtre catholique antisémite et partisan de Franco, qui, dans des émissions de radio écoutées par des dizaines de millions de personnes, attisait la haine contre les « ploutocrates », les communistes et les « non-Américains ». Après la parenthèse démocratique de la Seconde Guerre, ce courant profondément « illibéral » ressuscitera sous la forme du populisme vengeur de Joe McCarthy et de sa « chasse aux sorcières ».
Le caudillisme a été un drame pour l’Amérique latine, qui en paie aujourd’hui le prix au Venezuela. Il risque de l’être pour les Etats-Unis. Et son spectre flotte sur l’Europe. Tous ces leaders tirent parti d’un profond malaise social et identitaire au sein des milieux populaires et ils réussissent souvent à agréger des gens venus de la gauche et de la droite. Peron avait ses descamisados, ces sans-chemises, méprisés par l’altière aristocratie de Buenos Aires; Hugo Chavez suscitait une véritable dévotion parmi les métis et les mulâtres, bons derniers dans l’indécente pigmentocratie vénézuélienne; Trump électrise les hard hats (ouvriers) et les rednecks (paysans) contre les limousine liberals (la gauche caviar); le Front national est le premier parti ouvrier de France; en Autriche, Hofer fait le plein des voix dans les banlieues populaires et les villages barricadés contre la globalisation et les migrations.
« Vous ne risquez jamais de perdre votre pari quand vous sous-estimez l’intelligence des masses », ironisait H. L. Mencken, le très caustique chroniqueur de l’American Mercury. Il est vrai que l’électorat populaire, en crise d’identité, a régulièrement voté contre ses propres intérêts, car le populisme a toujours fini par manger ses propres enfants. Mais ce constat méprisant ne peut faire oublier que le populisme est aussi la sanction d’un système économique dévoyé, comme dirait Bernie Sanders, dans l’acceptation d’ « inégalités sociales grotesques ». “Le populisme est le produit de l’inégalité”, confiait le professeur de Harvard Steve Levitsky à Politico.
Non, les Etats-Unis ne se latino-américanisent pas. Ils sont happés, comme tant d’autres, de l’Autriche aux Philippines, par cette vague qui, poussée par le ressentiment et l’insécurité populaires, menace de tout casser. Pendant ce temps-là, les « élites », sanctuarisées dans leurs quartiers sécurisés et connectées à leurs comptes numérotés, s’obstinent dans un ultra-libéralisme économique qui, peu à peu, garrotte le libéralisme politique. Le caudillo est l’ultime révélateur de la mélancolie démocratique.