« Quand vous lisez un journal, ne vous interrogez pas sur les nouvelles qui s’y trouvent, mais sur celles qui manquent ». L’auteur de cet adage du journalisme, Ben Bagdikian, est mort la semaine dernière à l’âge de 96 ans à Berkeley, près de la célèbre école de journalisme de l’université de Californie, dont il fut le doyen pendant de longues années.
Mais qu’est-ce qu’une « nouvelle»? Un fait qui surgit dans l’actualité ou, bien plus fondamentalement, une « information », c’est-à-dire une présentation de la réalité, du système, derrière ce fait et qui lui donne tout son sens? C’est sur cette question que s’ouvre le film Spotlight, la reconstitution magistrale sur grand écran de l’enquête du Boston Globe sur les abus sexuels au sein de l’Eglise catholique. Une enquête lancée en 2001 et récompensée en 2003 par le prestigieux prix Pulitzer.
En 1985 déjà, un petit hebdomadaire catholique indépendant, le National Catholic Reporter, avait publié un dossier accablant sur la pédophilie au sein de l’Eglise. L’auteur, Jason Berry décrivait une hiérarchie catholique essentiellement soucieuse d’étouffer le scandale et de protéger les coupables. Ces révélations toutefois s’enlisèrent dans les terrains vagues de l’actualité.
Le film ne fait pas l’impasse sur ces 16 ans de retard. Il montre que les faits étaient disponibles: dans les articles de l’hebdomadaire alternatif The Boston Phoenix, dans les archives du Boston Globe, dans les documents que des victimes de prêtres pédophiles avaient communiqués, mais que des journalistes n’avaient pas exploités.
Pourquoi fallut-il attendre tant d’années avant de mettre les limiers de Spotlight, l’équipe d’investigation du Globe, sur la piste des violences sexuelles? Très finement, le film montre que le journalisme est en partie déterminé par des routines, par des « formes universelles de pratiques bureaucratiques, qui n’ont rien à voir avec le journalisme, mais qui ont un impact sur la sélection et la production des sujets », écrit Herbert Gans dans son brillant Deciding What’s News. Le métier est influencé par des rapports de force internes, des ambitions individuelles, des préséances hiérarchiques, le milieu social, les accommodements de la vie, qui cognent avec les principes professionnels « idéaux ».
Liens et connivences
Un media existe aussi au sein d’une société qui n’apprécie pas nécessairement que l’on mette en cause ses croyances et ses illusions. Boston, la « bonne vieille ville » de la Nouvelle Angleterre avec ses Brahmines, ses familles patriciennes, « ses Lowells qui ne parlent qu’aux Cabots qui ne parlent qu’à Dieu », offre presque une caricature de ces tabous locaux. Le Globe est une institution éminente de la ville et les notables ne se privent pas de rappeler à ses responsables qu’il serait inconvenant et dommageable de s’en prendre à une autre institution, l’Eglise. « 53% de notre lectorat est catholique », prévient l’éditeur lorsqu’il accueille son nouveau rédacteur en chef, Martin Baron, avant de, très noblement, lui laisser la bride sur le cou.
Le film montre comment des journalistes sérieux, attachants, peuvent eux aussi, pendant trop de temps, détourner le regard. Parce qu’ils sont emportés par la noria de l’actualité, parce qu’ils ne fréquentent pas les milieux sociaux défavorisés dont sont issus la plupart des victimes, parce qu’ils ont du mal à se détacher des liens qu’ils ont tissés au fil de leur vie avec des copains de classe, des sources, des parents, qui leur conseillent de ne pas faire de vagues.
Spotlight est une célébration du courage en journalisme, dans la mesure où le test de la liberté, comme l’écrivait Bertrand Russell, est d’oser s’écarter des dogmes et des normes de sa tribu, de « parler contre son camp », lorsque les principes les plus essentiels sont en jeu. Mais le film souligne aussi l’importance cruciale pour toute organisation d’écouter l’outsider, détaché des connivences locales ou communautaires. Il faudra l’arrivée d’un nouveau rédacteur en chef, sans aucun lien avec la ville ni avec l’Eglise, pour dénouer les convenances et les routines qui compromettaient, parfois inconsciemment et « sans malice », l’indépendance ou l’audace du journalisme.
La première réunion de rédaction de Martin Baron est un moment crucial du film. Alors que les chefs de service s’apprêtent à traiter banalement d’un cas de pédophilie, il demande d’aller plus loin, d’enquêter, de passer de la relation d’un fait divers à la description d’un système de prédation et d’impunité. Issu d’un autre monde, il rompt le consensus, au risque de secouer sa rédaction et la ville de Boston.
C’est ainsi qu’il contribue à sauver des enfants menacés par un système englué dans ses compromissions et ses négligences. C’est ainsi qu’il conduit son journal sur les sentiers de la gloire. Au nom d’une conception du journalisme d’intérêt public et de vigilance qui fit ricaner les cyniques et les blasés du métier.
Martin Baron continue à parler aujourd’hui de « l’âme du journalisme ». « C’est ce qui nous rend absolument essentiels », déclarait-il récemment. Les moqueurs se sont tus. Le héros du Boston Globe de 2001 dirige depuis 2013 le Washington Post. Il lui a déjà apporté 3 prix Pulitzer et il en a fait le premier quotidien en ligne des Etats-Unis. Il l’a fait en cherchant l’information, c’est-à-dire, selon la célèbre formule, « ce que quelqu’un cherche à cacher, le reste n’étant que de la publicité ». En allant au-delà des faits bruts de l’actualité qui, selon qu’on leur donne ou non du sens, révèlent ou camouflent le « système » et les phénomènes de société.