La semaine dernière, la « une » de l’Economist a souffleté la présidente brésilienne. « La chute du Brésil. Dilma Rousseff et l’année désastreuse qui s’annonce », tonnait son titre, plaqué sans ménagement sur le visage d’une femme fatiguée. L’éditorial de l’hebdomadaire libéral britannique n’était guère plus galant. Il évoquait un pays dysfonctionnel, un système social rongé par les passe-droits et les privilèges, un contexte de méga-corruption et de chaos politique. Et il dessinait un avenir sombre et tourmenté, alors que le Brésil s’apprête à accueillir cette année les Jeux olympiques d’été. Mais qu’est-il donc arrivé à ce pays que ce même magazine présentait en 2009 comme « le pays qui décolle », comme l’une des nouvelles puissances émergentes censées révolutionner l’économie globale et remodeler le concert des nations ?
En fait, qu’est-il arrivé, plus largement, à ces républiques latino-américaines, du Venezuela à l’Argentine, qui avaient prétendu il y a quelques années rompre avec deux décennies de privatisations, de libéralisation et de dérégulations, le fameux Consensus de Washington, pour mettre le cap « à gauche toute » et résorber l’immense « dette sociale » accumulée? Début janvier, Le Monde diplomatique, très proche de cette gauche latino-américaine inspiratrice de Podemos et de Jean-Luc Mélenchon, est lui aussi passé de la sérénade à la complainte. « L’Amérique latine, pourquoi la panne? », titrait le mensuel, en évoquant « une défaite (électorale) cinglante au Venezuela, un virage à droite en Argentine, la crise économique et politique au Brésil, les manifestations de rue en Equateur ».
Ces étonnements étonnent. Car, même s’il est facile aujourd’hui de prétendre l’avoir prévue, cette panne avait été maintes fois annoncée. En 2010, lors d’une mission à Brasilia, des économistes nous avaient mis en garde contre le « péché d’euphorie ». Ils nous avaient froidement seriné que si le Brésil était certes un géant économique, sa croissance s’expliquait surtout par les importations boulimiques de matières premières par la Chine et qu’elle risquait d’accentuer la malédiction historique du pays : la dépendance à l’égard d’une demande extérieure sur laquelle elle avait peu de prise. D’autres analystes avaient aussi veillé à relativiser le progressisme social du gouvernement Lula. « Le gouvernement voit dans cet afflux de devises le moyen de s’exempter de profondes réformes structurelles, nous avait même confié un conseiller présidentiel, critique d’une approche « assistancialiste » de la lutte contre la pauvreté. Le programme phare du gouvernement, l’octroi de sommes d’argent aux pauvres s’engageant à scolariser leurs enfants, a sans aucun doute amélioré le sort d’une partie significative de la population. Mais rien n’a été fait pour s’attaquer au système producteur d’inégalités et d’inefficacités. »
L’illusion bolivarienne
Que dire alors du Venezuela embarqué depuis 1999 dans sa grandiloquente Révolution bolivarienne? La richesse pétrolière y a permis la mise en oeuvre de programmes sociaux massifs dont ont bénéficié les plus pauvres. Mais l’arbitraire, la corruption, le culte de la personnalité, la militarisation des institutions, la fragilisation des contre-pouvoirs, le n’importe quoi de la gestion économique, constituaient un cocktail toxique qui ne pouvait que tôt ou tard déboucher sur une gueule de bois.
Certes, nombre de chavistes se rassurent en dénonçant un complot impérialiste. L’histoire des « veines ouvertes de l’Amérique latine », comme l’a racontée de manière flamboyante l’un des auteurs préférés de Chavez, Eduardo Galeano, offre sans doute quelques raisons à pareilles suspicions, mais elle n’excuse pas le déni de réalité. « Aucun des gouvernements progressistes latino-américains n’est parvenu à transformer sa structure productive, écrit Renaud Lambert dans Le Monde diplomatique. Pas davantage de succès dans le domaine fiscal. Lorsque la rente s’effondre, que l’économie stagne, les sommes disponibles pour la redistribution fondent comme neige au soleil ». Imprévision, impuissance? Le constat, en tout cas, est rude quand il vient d’un journal qui ne peut pas être suspecté de faire le jeu de la bourgeoisie ou de l’Empire.
Aujourd’hui d’anciens alliés, même à Cuba ou en Bolivie, se délient discrètement d’un Venezuela en crise, tandis que le Brésil, dont on espérait qu’il joue un rôle progressiste et modérateur sur la scène internationale, est contraint de revoir à la baisse ses ambitions de puissance émergente. Une page se tourne. Pour combien de temps et à quel prix? Mais surtout comment expliquer cet étonnement parmi ceux qui avaient fait du Brésil et du Venezuela les Eldorados du progressisme ? Par ce « transfert utopique » qui a souvent fait de l’Amérique latine le laboratoire d’une gauche européenne empressée de vivre par procuration une révolution impossible à imaginer sur le Vieux Continent? Par un besoin de croyances, de dogmes et de manichéismes dans un monde décidément trop compliqué?
Ces dernières années, les débats sur les expériences de gauche en Amérique latine ont le plus souvent été marqués par des procès d’intentions et des excommunications, des adhésions émotionnelles et des blocages idéologiques. Or, comme le disait Nietzsche, « les certitudes sont, pour la vérité, plus dommageables que le mensonge ». Ceux qui, sans discernement, ont chanté les louanges de gouvernements aujourd’hui empêtrés n’ont pas rendu service aux peuples qu’ils prétendaient défendre. Il est temps de revenir sur terre. Et de ne plus confondre l’Utopie avec la mononucléose de la pensée.