La démocratie, sous un ciel bas et lourd

Malgré la brutalité des attentats et le sentiment tenace que des terroristes sont là, à quelques pas, tapis dans l’ombre et prêts à frapper, les Etats démocratiques n’ont pas totalement perdu leur sang froid. Même si certains dirigeants se font matamores, aucun Etat européen n’a décrété l’abandon complet des contrepouvoirs et des valeurs qui définissent une vraie démocratie.
La mise en garde du grand historien du terrorisme, J. Bowyer Bell, reste cependant de rigueur. « Si nous ne pouvons pas supporter un attentat à la bombe sans avoir recours au manuel des tyrans, alors nous ne méritons pas d’être libres ». Avec ou sans état d’urgence, les mesures de restriction des libertés ou de surveillance généralisée s’insinuent peu à peu dans le système, avec l’appui massif d’une opinion publique inquiète ou exaspérée.. « La réaction du Paris populaire a été formidable et jamais drapeau tricolore brandi n’a été moins chauvin, plus universaliste », se rassurait Jean-François Kahn dans une récente chronique. Sans doute, mais la France s’éloigne de l’esprit JeSuisCharlie, qui avait répondu par un pied de nez libertaire aux djihadistes du 7 janvier. Selon un sondage du Figaro, 84% des personnes interviewées accepteraient de sacrifier une partie de leurs libertés sur l’autel de la sécurité. Et la méfiance se répand comme des chardons entre les gens et les communautés.
Les sondages électoraux, baromètres bien plus fiables de l’état d’esprit de l’opinion que les cérémonies et les manifestations, le confirment. Les partis extrémistes sont les premiers à profiter de cette stratégie de la tension. A l’orée d’élections régionales qui auront évidemment une portée nationale, le Front National plastronne. Il se permet même de distribuer des bons et mauvais points en « saluant » le volet sécuritaire de François Hollande et en réclamant plus de dureté sur la question migratoire. En Italie, la Ligue du Nord, plus brutale que jamais, dépasse Forza Italia et commence à mordre sur les anciens bastions communistes de l’Emilie-Romagne. En Allemagne, la droite nationale-populiste profite de la confusion générale. A tribord toute.
Les extrêmes diffèrent sans doute par leur radicalité, leurs méthodes et leurs sources d’inspiration. Mais s’ils rêvent de s’étriper demain dans le grand Armageddon des obscurantismes, ils se ressemblent et ils s’assemblent aujourd’hui pour accabler leur ennemi commun, une démocratie libérale et sociale qui se voyait il y a peu comme l’horizon indépassable de l’humanité et qui, aujourd’hui, s’effiloche. Comme dans l’histoire d’une catastrophe annoncée, les « fascismes », qu’ils se réclament de l’Occident ou du Coran, se renforcent l’un l’autre. Ils se musclent de leurs outrances et excommunications mutuelles.

Il n’y a pas de fatalité
Est-il encore temps pour la démocratie de se ressaisir? Le système dont Churchill disait qu’il était le pire à l’exception de tous les autres apparaît aujourd’hui fatigué par ses accommodements et ses contradictions, incertain, privé de ses repères. Sapé, comme le suggère Sophis Bessis dans La Double Impasse par « les fondamentalismes religieux et marchands ».
Ces dernières années, le modèle économique et social fondé sur le « moi je », l’argent fou et la justification des inégalités les plus outrancières a dangereusement rongé ce sens du Bien commun qui, au-delà des idéologies partisanes, forme le socle du vivre-ensemble démocratique. La sacralisation du divertissement et la célébration de l’ignorance, comme le dénonce Mario Vargas Llosa dans son livre La civilisation du spectacle, ont érodé la Raison. Ainsi, deux des éléments essentiels à une sortie, par le haut, des crises qui nous accablent ont été funestement fragilisés. Et dans une répétition de la Trahison des Clercs, des intellectuels publics ou supposés tels, incités à la caricature et à l’excès par des amuseurs cathodiques, ont aggravé cette dérive en prêtant leurs talents à une crétinisation et un encanaillement de la société.
Que faire, pour citer Baudelaire, « sous ce ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle, dans ce jour noir plus triste que les nuits »? « Il n’y a pas de fatalité, écrit Jean-Marie Fardeau dans Témoignage chrétien. L’avenir sera ce que nous en ferons ». Il dépendra en effet de la capacité des démocrates à « donner le la » et à priver les extrémistes de leur prétention à « dire la vérité et à parler vrai » dans ce monde traversé de doutes et de peurs.
Refuser les dénis de réalité, résister sans céder un seul pouce des « territoires de la République », en faisant de la liberté, de l’égalité et de la fraternité le bouclier et l’épée de la sécurité: le défi est immense et il est universel. «Il faut à tout prix éviter de s’inscrire dans la logique des terroristes qui veulent démanteler l’Etat de droit et la démocratie », déclarait à Libération Brice De Ruyver, ancien conseiller de Guy Verhofstadt. « On ne peut extirper le terrorisme sans le respect des libertés », écrivaient hier des associations tunisiennes révoltées par l’attentat contre la Garde présidentielle.
Oui, nous sommes dans une guerre de civilisations, mais elle n’oppose pas le « West to the rest », un Occident imaginaire à un islam fantasmé. Elle trace une ligne entre les défenseurs des valeurs d’humanité et tous ces extrémistes, colporteurs de haines et de simplismes, ailleurs et ici, qui, une nouvelle fois, dans le mépris des leçons tragiques de l’Histoire, sont prêts à enfoncer le monde dans la barbarie et la déraison.

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Une réponse à La démocratie, sous un ciel bas et lourd

  1. Catherine dit :

    L’espoir fait vivre mais le danger est bien là.

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