Il y a les articles grandiloquents de la Constitution sur la liberté de la presse. Et puis il y a les directives, les règlements, les pratiques, bref les détails. Mais en démocratie, le diable se niche souvent dans les détails. Comme dans cette directive sur le « secret des affaires », concoctée par les juristes de la Commission européenne. Elle relève de cette catégorie de textes apparemment inoffensifs et vertueux qui, en prétendant protéger des droits légitimes, met en danger des droits essentiels.
Aux termes de cette directive aux définitions trop vagues, les entreprises pourraient poursuivre en justice tout qui fouinerait dans leurs dossiers noirs, révélerait leurs plans sociaux ou dévoilerait leurs alchimies douteuses. En d’autres termes, selon ses détracteurs, cette directive risque d’amener des rédactions ou des associations citoyennes à s’abstenir d’informer sur les « affaires » et le monde des affaires, de peur que la justice ne fasse leur affaire. La crainte des procès en diffamation, du coût des procédures et, en cas de condamnation, du montant des sommes exigées « en réparation du dommage subi », constitue en effet, bien plus que le pouvoir d’Etat, une des principales formes de censure qui pèsent aujourd’hui sur la presse des pays démocratiques.
Et pourtant, les scandales qui se succèdent depuis des années ont démontré que de grandes entreprises, si promptes à signer des chartes d’éthique ou de responsabilité environnementale, ont tout fait pour masquer des comportements amoraux ou carrément illégaux. L’affaire Volkswagen a démontré non seulement la faiblesse des contrôles et l’illusion de l’autorégulation, mais aussi les lenteurs de la justice, qui intervient très tard, avant de se perdre dans les méandres désespérants de procédures interminables et à l’issue improbable.
« L’information, nota fameusement le baron de presse londonien Lord Northcliffe, est ce quelqu’un veut vous cacher, le reste n’est de que la publicité ». Cette information qui trouble et dérange est essentielle à une vraie démocratie., comme le soulignent les journalistes d’investigation emmenés par Fabrice Arfi et Paul Moreira dans le livre Informer n’est pas un délit. Elle constitue un élément indispensable pour protéger la société contre ceux qui font fi de l’intérêt public et du bien commun. A supposer évidemment que la presse partage la vision de Joseph Pulitzer, fondateur de la célèbre Columbia Graduate School of Journalism de New York et inspirateur du prix le plus prestigieux du journalisme américain, qui avait assigné à ses journalistes la mission « d’affliger les gens confortables et de réconforter les gens affligés ».
Sans des enquêtes indépendantes, on n’aurait rien su des scandales de la sous-traitance de l’industrie de la confection en Asie, des liens entre les guerres et le pillage des ressources naturelles en Afrique centrale, des dégâts environnementaux de l’industrie minière en Amérique latine ou de l’énormité de la « fraude légale » organisée dans les paradis fiscaux européens. Sans cette liberté de contourner les énormes machines de com’ et de fouiller dans les papiers des entreprises, comme vient de le faire le Los Angeles Times, on ignorerait par exemple que, depuis des années, la firme Exxon se prépare discrètement au réchauffement climatique, qui va faciliter l’ouverture de l’Arctique à l’exploitation pétrolière, alors qu’elle appuie en externe des groupes climato-sceptiques…
Le droit de savoir
Certes, des bureaucraties peuvent se montrer oppressantes et mesquines, la demande de transparence peut être excessive, toutes les entreprises ne sont pas “délinquantes” et la presse n’est pas toujours « responsable ». Mais trop de groupes d’intérêts font tout pour s’exempter de contrôles légitimes. Le cataclysme financier de 2008, directement lié au laxisme des autorités et à l’obsession de lucre des banquiers, tout comme la catastrophe nucléaire de Fukushima, aggravée par la politique du silence et du mensonge, auraient dû sacraliser le droit de savoir.
Et bien non, en dépit de cette réalité, des Etats et des entreprises s’obstinent à masquer des informations d’intérêt public en limitant les lois sur l’accès aux documents publics, en restreignant les prérogatives des lanceurs d’alerte et en menaçant de poursuites les journalistes d’investigation. Au cours de ces derniers mois, la directive du secret des affaires a poursuivi sa progression au travers des institutions européennes. Des nuances ont été apportées qui amènent aujourd’hui la Commission à proclamer que rien désormais ne menace la liberté de la presse. Mais la presse n’est pas impressionnée. Et la campagne lancée par Elise Lucet, productrice de Cash Investigation sur France 2, a récolté près de 500.000 signatures hostiles à la directive, témoignant de la méfiance à l’encontre d’institutions européennes qui semblent sous-estimer les capacités de nuisance de groupes d’intérêts fermement décidés à exclure de leur terrain de chasse les braconniers de l’info.
Paradoxe? Alors que les lobbies manigancent pour échapper aux contrôles, les citoyens sont de plus en plus surveillés, épiés, fichés, dénudés. Par des Etats, mais aussi par des entreprises privées. En d’autres termes, « ils » savent tout sur vous et « ils » cherchent à ce que vous ne sachiez rien sur eux.
La protection de la vie privée des citoyens et le droit d’informer sur les sujets d’intérêt public sont pourtant deux des traits qui distinguent les pays démocratiques des régimes autoritaires. Comme l’aurait dit Monsieur de La Palice, le grand Meccano de la démocratie ne se construit pas avec des modules de dictature.
Notes
Informer n’est pas un délit, Calmann-Lévy, 2015, 234 pages. Ce livre offre une douzaine de textes de qualité rédigées par des journalistes d’investigation (Mediapart, Le Point, Le Monde, L’Express, France 2, France Inter, Premières Lignes, Montpellier Journal, et Denis Robert) qui décrivent très concrètement les conditions d’exercice de leur métier et exposent les limites imposées à la liberté de la presse par des lois mal ficelées ou détournées, par des conflits d’intérêt ou des abus de pouvoir. Ils prouvent que “la liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas”, mais aussi que des pouvoirs qui se gargarisent de mots grandiloquents sur la liberté ne supportent pas une presse qui joue son rôle de chien de garde de la démocratie et n’hésitent à lui faire savoir.
Les contraintes auxquelles sont soumis ces journalistes français se répètent, parfois même en plus grave, dans les autres pays européens. C’est le thème de notre rapport, Un exercice d’équilibrisme, que vient de publier le Comité pour la protection des journalistes.
Et finalement, la phrase que j’attribue à Lord Northcliffe aurait pu en fait être prononcée par d’autres. Elle est si juste que beaucoup aimeraient sans doute en avoir été l’auteur…
Vous faites une œuvre de salubrité publique. Courage ! Persévérez, ne lâchez rien.