Consternation. « Comment pouvons-nous aujourd’hui critiquer le général Al-Sissi ou Vladimir Poutine?, se demandait un responsable d’une association américaine des droits humains, à la suite de la publication par le Sénat d’un rapport sur la torture à l’époque de George Bush. Voyez ces régimes dictatoriaux qui ricanent et justifient leurs propres exactions en pointant du doigt celles de leur ennemi juré ».
Condamnation. Dans les milieux qui n’attendent rien de bon de Washington, le verdict est sans appel: « Les Etats-Unis ne sont pas meilleurs que les autres ». Il a même été renforcé par les plaidoiries d’anciens membres de l’administration Bush, qui se sont entêtés à défendre la torture au nom de « l’exceptionnalisme américain», au nom d’une supériorité morale qui exempterait leur pays de toute obligation légale et de toute contrainte morale. Eux aussi, ces défenseurs de l’indéfendable ont justifié leurs exactions par celles de leurs ennemis, en opposant la torture au terrorisme, et ils ont fait de la démocratie américaine l’alibi de leurs agissements.
Alors, « tous les mêmes? » Non, car ce dossier noir de la torture rappelle aussi des différences essentielles entre la dictature et la démocratie. L’alternance que permet celle-ci n’est pas un mirage. Même s’il n’a pas poursuivi les tortionnaires et leurs commanditaires, le président Barack Obama s’est immédiatement démarqué de l’administration Bush. Dès son entrée à la Maison Blanche, il a banni la torture, confirmant par cette décision qu’elle avait été pratiquée et proclamant par cette interdiction qu’elle était un crime.
Non, « ils ne sont pas tous les mêmes ». Le Sénat a joué son rôle de contrepouvoir. Avec obstination, en dépit des pressions politiques et des crocs en jambe, il a enquêté sur des dossiers qui, dans les pays autoritaires, seraient enfermés pour toujours dans un cul de basse-fosse.
Il y a plusieurs Amériques. Celle des partisans de la torture a violé les valeurs fondamentales dont se réclame constamment « the land of the free ». Elle a cherché à entraver le système de contrôles et d’équilibres qui caractérise une démocratie avancée. Elle refuse même aujourd’hui de tirer les leçons de ses erreurs et de ses errements, ouvrant ainsi la porte à la récidive.
Il y a d’autres Amériques, même au faîte du pouvoir, là où les rudes réalités de la politique et de la géopolitique risquent à tout moment de gommer les promesses et les idéaux. George Bush et Barack Obama ne sont pas Tweedledum and Tweedledee, blanc bonnet et bonnet blanc. En dépit de ses faiblesses et de ses hésitations, Obama appartient à une tradition politique démocratique qui n’a rien à voir avec celle, conquérante, des néo-conservateurs ou, réactionnaire, du Tea Party. Même s’il n’a pas suffisamment utilisé la marge de manoeuvre qui était la sienne, la philosophie qui inspire son action se distingue clairement de celle des Républicains les plus impériaux ou les plus conservateurs.
Barack Obama, et ce choix lui a été reproché, a nommé à la tête de la CIA John Brennan, « l’un des hauts responsables de l’Agence à l’époque où celle-ci pratiquait la torture », note Philippe Boulet-Gercourt dans L’Obs. Mais il a aussi inclus dans son équipe des personnalités qui ont un tout autre parcours et qui influent aussi sur la ligne du gouvernement. Comme Samantha Power, ambassadrice aux Nations unies, ex-directrice du prestigieux Carr Center for Human Rights Policy à l’université Harvard et auteur en 2002 d’un livre très critique sur la passivité américaine face aux génocides du siècle passé. Comme le secrétaire d’Etat John Kerry, qui, lors des guerres civiles d’Amérique centrale dans les années 1980, dirigea une commission sénatoriale d’enquête sur les collusions entre des agents américains et des groupes contre-révolutionnaires impliqués dans des activités criminelles. Non, les responsables politiques ne sont pas « tous les mêmes ».
Le dossier de la torture a aussi et surtout rappelé l’importance cruciale des individus et des groupes qui, lors de ces années d’égarement, refusèrent de se taire, parce qu’ils exigeaient que soient respectés la démocratie et les droits humains. Parce qu’ils étaient convaincus, comme le déclara en 1961 le grand éditorialiste Walter Lippmann, « qu’une politique est vouée à l’échec si elle viole délibérément nos promesses et nos principes, nos traités et nos lois ».
Ils furent peu nombreux ceux qui, après le choc du 11 septembre 2001, osèrent aller à contre-courant: une poignée de journalistes, quelques parlementaires, dont le sénateur républicain John McCain, des juristes, des activistes des droits humains, un quarteron de militaires. Certains étaient des « libéraux » progressistes, d’autres des conservateurs honorables, comme ce major-général John Eaton qui déclara que « la torture est l’instrument des stupides et des mauviettes ». Tous prirent le risque d’être rabroués par une opinion publique choquée par les attentats et d’être dénoncés comme de « mauvais Américains » par les porte-voix du pouvoir.
Aujourd’hui, ce sont eux qui protègent l’image de l’Amérique, d’une certaine Amérique, celle qui peut se permettre de critiquer le général Al-Sissi ou Vladimir Poutine parce qu’elle a refusé hier de couvrir les dérives de Dick Cheney et de George Bush. Celle en l’honneur de laquelle des milliers de personnes se sont retrouvées dimanche dans les rues de Bastogne, haut-lieu, en décembre 44, de la Voie de la Liberté…
L’auteur
Mes livres
L'éthique de la dissidence. Morale et politique étrangère aux Etats-Unis, Editions Espace de libertés, 2011, 92 pages.
Journalisme international. Un manuel pour étudiants en master de journalisme. Publié chez De Boeck Université, Collection Info Com, 2008, 279 pages
La liberté sinon rien. Mes Amériques de Bastogne à Bagdad, 410 pages, 2008. Un périple dans le siècle américain. Une réflexion sur le rôle des droits de l'homme dans l'histoire des Etats-Unis.
Où va l'Amérique latine?, avec Olivier Dabène, Bernard Duterme etc, 128 pages, 2007.
Et Maintenant le Monde en Bref. Les Médias et le Nouveau Désordre Mondial, 324 pages, 2006
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