Le conflit israélo-palestinien est l’un des plus médiatisés au monde. L’un des plus controversés, tant il suscite de réactions à chaque mot et à chaque image. L’un des plus polarisés aussi, car ceux qui le suivent avec passion ont tendance à se réfugier dans les silos de leurs apriori, de leurs perceptions et de leurs identités. Les suspicions, les exclusives, les indignations borgnes s’infiltrent dans tous les recoins de l’actualité, mais aussi dans des histoires partisanes censées l’interpréter et la justifier.
Un autre aspect caractérise la couverture journalistique de ce conflit: sa « factualité », en ce sens qu’il apparaît le plus souvent comme une succession de faits dramatiques, d’événements choquants, de déclarations ponctuelles. Tirs indiscriminés de roquettes du Hamas, invasions israéliennes de Gaza, attaques kamikazes palestiniennes, expéditions « punitives » de colons israéliens: les faits, rarement contestés dans leur réalité, sinon dans leurs causalités et leurs responsabilités, engorgent le menu de l’information. Au point de susciter chez certains une terrible lassitude, tant ce conflit paraît inextricable, désespérant, sans issue sensée.
Derrière les faits
Le journalisme, toutefois, ne peut se limiter à refléter les événements, à rapporter les faits. Car si la vérité des faits est essentielle, la vérité d’une information, son véritable sens, se trouvent le plus souvent “derrière les faits”. C’est l’enjeu du journalisme d’interprétation ou d’explication qui a été largement gommé ces dernières années par le ratatinement de l’espace consacré dans de nombreux médias aux questions internationales. Ou remplacé par le journalisme bang bang, « au coeur de l’info », au plutôt au coeur du bruit de l’info. Il y a une manière de couvrir l’actualité qui équivaut à mettre un couvercle sur la réalité
Les faits ne sont pas seulement ces « occurrences » que déterminent le hasard ou la décision des hommes et qui rompent la normalité, comme un coup de tonnerre en été. Les faits sont aussi les tentatives de sortir d’un conflit. Certes, depuis des années, la presse couvre les ballets diplomatiques du processus de paix israélo-palestinien, mais elle s’attache davantage aux jeux de pouvoirs et au choc des caractères qu’aux propositions censées être placées sur la table. Elle couvre souvent ce processus comme une énième représentation théâtrale d’une pièce éternellement rejouée et sans surprise, tant les textes et les rôles semblent figés.
L’un des défis urgents du journalisme international à propos du conflit israélo-palestinien est de couvrir aussi les projets de solutions, qu’ils émanent d’Etats, d’institutions inter-gouvernementales, d’organisations non-gouvernementales, d’initiatives citoyennes ou de centres d’études. Et cette approche ne doit pas seulement se pratiquer lorsque les camps en présence et les Etats qui les chaperonnent s’assoient à la table des négociations. En d’autres termes, l’agenda du journalisme doit cesser de dépendre de l’agenda des Etats et des grandes puissances. Il doit être pro-actif et pas seulement réactif. Il doit précéder l’actualité autant qu’il est obligé, par définition, de la suivre.
Doit-il aussi contribuer à la forger? Les analystes qui se penchent avec préoccupation sur le sort de la région savent qu’il n’y aura pas de vraie avancée sans changer les narrations, sans concilier les histoires que se racontent les camps en présence et qui leur servent trop souvent d’étouffoirs de vraies négociations. Qu’il n’y aura pas d’avancée sans proposer de nouveaux cadres qui s’imposent à tous comme les références essentielles d’un accord équitable et durable. Tel est l’enjeu, par exemple, de J-Call, « l’appel juif européen pour la raison » qui a mobilisé un nombre remarquable d’intellectuels à la recherche d’une solution raisonnée et raisonnable du conflit. Ou du projet rendu public début novembre par le Norwegian PeaceBuilding Resource Centre (NOREF) et qui insiste sur une approche fondée sur les droits. Ce centre d’aide à la décision politique a une longue expérience des négociations et médiations internationales. Il la fonde sur des analyses solides et sur la reconnaissance de la complexité des situations et de la complication des acteurs. Il retire aussi son crédit de l’appui que lui accorde la diplomatie tranquille de la Norvège. Mais le réel apport est aussi d’imaginer une autre manière d’aborder les négociations, de changer de paradigme, afin de déverrouiller les portes ou d’ouvrir d’autres portes que celles dont on sait, dès le départ, qu’elles débouchent sur des culs de sac.
Expliquer les solutions
Le rôle de la presse n’est pas d’attendre les réactions favorables ou critiques de ceux qui jugeront ce projet de résolution du conflit, comme si le journalisme se limitait à passer le micro de l’un à l’autre en niant sa propre autonomie. Il lui appartient non seulement de rapporter les faits mais aussi de les établir, de tester les assertions, de départager le vrai du faux et de valider, mais aussi d’interpréter et de juger.
L’interprétation et l’exercice du jugement ne sont pas des déviations par rapport à l’éthique d’un métier que certains aimeraient bien confiner, au nom d’une objectivité mal définie, dans les convenances et les officialismes. Ils sont aussi les leviers d’un journalisme d’opinion, fondé sur les faits, qui a l’ambition journalistiquement légitime d’influer sur les débats publics, de faire bouger les choses.
Des journalistes comme Walter Lippmann, le chroniqueur du Siècle américain, Raymond Aron, dans ses chroniques professorales du Figaro, ou Jean Daniel, la vigie du Nouvel Observateur, ont bâti leur réputation et leur influence sur l’interprétation de l’actualité, mais aussi sur le souci de proposer, avec pondération, des solutions aux crises et aux enjeux qu’ils considéraient comme les plus essentiels. Dans le respect du principe de réalité mais aussi de la réalité des principes.
L’avenir du journalisme sera…le journalisme. C’est-à-dire cette volonté non seulement d’être « un guide de confiance » dans la jungle de la désinformation, comme le rappelle Thomas Patterson dans Informing the News, mais aussi de donner un sens aux bruits du monde. « Le journalisme de qualité, disait Mitchell Stephens de l’Université de New York dans son essai Beyond The News, devrait être défini non pas par sa capacité à témoigner, à poursuivre les faits, mais aussi par sa capacité à écrire des articles interprétatifs, informés, intelligents, intéressants et pénétrants. Ce qui implique une ambition non seulement de révéler et de raconter, mais aussi d’expliquer, d’illuminer et d’éclairer ».
De l’interprétation à la proposition, il n’y a qu’un pas. Le conflit israélo-palestinien offre un terrain exceptionnel à cette définition du journalisme. Il rappelle que les mots et les images, leur mise en forme, ont des conséquences, mais aussi que le journalisme détermine aussi, par ses mises en exergue ou ses silences, par ses modes de traitement et par ses accents, la manière dont ce conflit sera perçu, abordé. Et résolu.
Le conflit israélo-palestinien est trop important pour être laissé aux sténographes de l’information, aussi rigoureux soient-ils. Il est trop important pour être monopolisé par des éditorialistes qui se crispent sur « leurs » vérités, aussi convaincus ou convaincants soient-ils. Il doit être assumé par ceux qui s’inscrivent dans la grande tradition du journalisme de propositions, dans les pas de ceux dont les écrits ou les paroles ont permis de mieux comprendre le monde pour mieux agir.
Monsieur Jean Paul Marthoz exige des savoirs et des qualités peu ordinaires au journaliste qui voudrait traiter du conflit israélo-palestinien. Dans le même temps, il attribue au journalisme une importance cruciale. Sous sa plume, cette importance prend des proportions telles que le journaliste ne se distingue plus des acteurs en train de travailler à la recherche de solutions politiques dans le conflit qu’il couvre. Le but est honorable mais viser si haut me semble condamner le journaliste à manquer la cible que sa profession se doit atteindre: rapporter les faits de la manière la plus scrupuleuse et la plus objective possible, rendre compte des positions des uns et des autres sans parti pris, exposer les enjeux en cause dans le contexte global du conflit avec toute la prudence et la modestie qui s’imposent. Ce travail est plus humble que le rôle poursuivi par Jean Paul Marthoz, un rôle quasi philosophique assez semblable à celui que la tradition antique conférait aux philosophes: être l’intelligence des chefs qui dirigent la cité. Le rôle est beau sans doute mais il obligera celui qui veut le prendre à abandonner ses devoirs de journaliste. Ceux-ci seraient-ils devenus inutiles aux yeux de l’auteur?
Merci pour votre commentaire. IL est très pertinent, en effet. Mais mon intention n’est pas d’attribuer à tous les journalistes ce rôle que je décris. Aux côtés des Jean Daniel et des Walter Lippmann, dont je souligne le rôle, il reste en effet une place plus que respectable et essentielle au journalisme d’information. L’un n’exclut évidemment pas l’autre, mais je pense que ces dernières années, le journalisme a dans une certaine mesure abandonné à d’autres (experts universitaires, enquêteurs d’ONG, etc.) des formes légitimes et importantes du métier.
Bien à vous
Jean-Paul Marthoz
Merci pour votre réponse.