La danse macabre des caciques et des califes

Ils sont 43 étudiants d’une école normale modeste d’Ayotzinapa, une ville moyenne d’un Etat oublié du Mexique, le Guerrero. 43 jeunes arrêtés par la police locale de la ville voisine d’Iguala et remis aux hommes de main du cartel des Guerreros Unidos. 43 « disparus » dont tout le monde ressent intimement qu’ils ne reviendront jamais, même si leurs parents crient dans la nuit: « Ils les ont emmenés vivants, ils doivent nous les ramener vivants ».
Ils sont 43 noms figés sur des pancartes et des bannières désespérées, parce que le système mexicain a laissé se développer des zones entières sans autre loi que celle des hors la loi. Mais aussi parce que des millions de « people » et d’anonymes, partout dans le monde, sniffent de la coke ou se cament au crystal meth. Parce que, le long de la frontière américano-mexicaine, des armuriers sans remords livrent des fusils d’assaut à tout qui sort ses liasses de dollars. Parce que, dans les places-fortes financières et les paradis fiscaux, des banquiers blanchissent les centaines de milliards du casino du crime.
Le Mexique est le centre du monde, écrit en substance Roberto Saviano dans son dernier livre Extra Pure, une plongée hallucinante dans l’économie mondiale de la cocaïne. Et Iguala, avec ses narco-terroristes, ses politiciens véreux et ses policiers pourris, est le ground zero d’une guerre mondiale largement négligée.On n’a parlé que très tard d’Iguala, comme on n’a parlé qu’épisodiquement de Ciudad Juarez, la murder city à la lisière des Etats-Unis. Comme on ne parle pratiquement jamais de Tegucigalpa ou de San Pedro Sula, les deux grandes villes du Honduras ravagées par le taux d’homicide volontaire le plus élevé au monde: 90 assassinats par 100.000 habitants en 2012 contre 1,6 en Belgique, selon les chiffres de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime.

Pourquoi cette (in)différence?
Les tueurs à la solde des cartels de la drogue sont parmi les premiers responsables de cette dictature de la délinquance. Or, s’ils prennent eux aussi des otages et décapitent eux aussi leurs victimes, ils semblent susciter moins d’horreur et mériter moins d’opprobre que les bourreaux de l’Etat islamique. Parce qu’ils ne s’en prennent pas systématiquement à des Occidentaux, écrivions-nous dans un récent blog: « Pas de gringo, pas d’info ». Parce qu’ils ne sont pas musulmans, s’indigne Musa al-Gharbi, instructeur de l’Université d’Arizona. « Les Américains sont-ils d’abord concernés par les atrocités d’ISIS ou par le fait que ce sont des musulmans qui commettent ces crimes ?», écrit-il dans une « carte blanche » publiée sur le site de chaîne al-Jazeera English.
La question est dérangeante et elle a suscité des dizaines de commentaires enflammés.  Au nom de quels principes d’humanité pourrait-on, en effet, s’émouvoir des violences perpétrées par les tueurs de l’Etat islamique contre les civils, si l’on ne se sent pas interpellés de la même manière par l’assassinat de ces 43 étudiants, devenus les symboles de dizaines de millions de Mexicains et de Centro-Américains terrorisés par les cartels de la drogue ? La thèse du « choc des civilisations » ne s’applique-t-elle pas autant au narco-terrorisme qu’au terrorisme islamiste? La compassion à l’égard des victimes serait-elle tributaire de la religion dont se réclament leurs assassins?
Les narcos latino-américains, qui ont grandi dans le christianisme populaire et qui, à l’image des djihadistes, se sont bricolé des croyances plus ou moins hérétiques, le culte à la Santa Muerte, la dévotion au « narco-saint et à l’ »ange des pauvres » Jesus Valverde, la référence aux Templiers, auraient-ils réussi à s’acheter des indulgences au sein de l’opinion internationale? Le sentiment d’indignation morale et l’éthique de l’information se dégraderaient dans pareille partialité, car ils sembleraient se fonder sur des peurs davantage que sur des valeurs.

Une menace frontale

« Le péril islamiste nous menace davantage que le narco-terrorisme », estimait un collègue lors d’une conférence sur les risques du métier de journaliste, en évoquant l’assassinat de James Foley et de Steven Sotloff par l’Etat islamique. Les statistiques, pourtant, semblent indiquer qu’au cours de ces dernières décennies, les narcos ont tué autant de journalistes que les islamistes. « Peut-être, rétorquait ce collègue, mais les islamistes, eux, représentent une menace claire et immédiate contre nos pays et nos intérêts, alors que les narcos opèrent dans des zones sans importance et ne menacent pas directement nos sociétés ».
Les narcos opèrent « dans des zones sans importance et ne menacent pas nos sociétés »? Iguala se situe, au contraire, à l’épicentre de la criminalisation du monde. Les routes sans loi du Guerrero, parcourues par des 4×4 gorgées de tueurs à gages, sont greffées sur les autoroutes de l’économie illicite mondiale. Et celles-ci se mêlent, comme dans un immense échangeur, comme dans un vaste delta, à l’économie légale.
Certes, la menace islamiste est frontale et elle s’en prend aux Etats démocratiques directement, en en faisant les cibles de leurs ressentiments et de leurs violences. Elle les défie indirectement aussi, en les poussant à prendre des mesures qui risquent à tout moment de subvertir les garanties et les valeurs qui constituent l’identité même de la démocratie. Mais les narcos ne sont pas plus inoffensifs. Ils ravagent des zones entières de l’Amérique latine, transforment des pays de l’Afrique de l’Ouest comme la Guinée-Bissau en « narco-Etats », ils intimident des magistrats et des journalistes, corrompent des fonctionnaires, des policiers et des politiciens.

Une menace insidieuse

Bien sûr, leur violence et donc leur nocivité et leur dangerosité semblent s’arrêter aux frontières des Etats-Unis et de l’Europe. Mais cette vision est un avatar de la myopie. La menace de l’ ultra-pure remonte jusqu’au coeur de nos sociétés stressées, au coeur de nos Establishment financiers « stress-testés », au coeur de nos ambiguïtés et de nos déséquilibres. Si elle est plus insidieuse, elle participe tout autant à un travail de sape de l’Etat de droit, de la bonne gouvernance et de la confiance dans les institutions, qui désagrège peu à peu le contrat social et la morale citoyenne. L’argent noir est l’argent fou, il est le lubrifiant d’un « marché des valeurs » fait de spéculations cocaïnées, de blanchiment massif et d’ingénierie fiscale para-légale, qui dégrade les valeurs d’humanisme et de civilisation.
En fait, les deux menaces se rejoignent. Les terroristes islamistes sont entrés eux aussi dans la sarabande des trafiquants. La drogue latino-américaine est l’un des carburants des conflits du Sahel et du Levant. La bouche est bouclée. S’ils n’ont pas les mêmes buts ni les mêmes intérêts, s’ils prétendent appartenir à des mondes opposés, les caciques et les califes participent de concert au dérèglement du monde. Ils dessinent ensemble un « axe du mal », d’Iguala à Kobane. Ensemble, ils conduisent le monde dans les culs de sac de l’humanité.

A lire: Roberto Saviano, Extra Pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne, Gallimard, Paris, 2014, 455 pages, 21,90 euros.

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Une réponse à La danse macabre des caciques et des califes

  1. Bonbon dit :

    Est-ce que ISIS et ses adhérents ne font-ils pas plus peur car ils mènent une guerre idéologique alors que les narcotrafiquants mènent une guerre économique?

    ISIS a besoin de l’argent pour financer sa guerre alors que les narcotrafiquants construisent une idéologie pour manipuler leurs recrues, les populations, les états,… pour pouvoir s’enrichir…

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