L’Amérique latine ne fait plus souvent la une de la presse internationale. Le continent semble presque aussi placide que le canton de Berne. Sauf lorsque des truands abattent, comme dans la nuit de lundi à mardi dernier, Monica Spear, Miss Venezuela 2004, et son ex-mari sur une route du Venezuela. Sauf quand des narcos mexicains ont le mauvais goût de balancer les têtes de leurs victimes sur une piste de danse. Sauf quand des gangs de Sao Paulo sèment la terreur en incendiant des autobus urbains.
La délinquance est devenue le nouvel avatar des Veines ouvertes de l’Amérique latine, le livre culte de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano décrivant les malheurs du continent. Au cours des dix dernières années, un million de citoyens latino-américains ont été assassinés. Trois fois plus que les morts causées par la guerre et la post-guerre en Irak. Trois fois plus que le nombre des victimes des guerres civiles du Guatemala, du Nicaragua et du Salvador réunies. Trois cent trente fois plus que le nombre des personnes assassinées ou « disparues » au cours des 17 ans de dictature du général Pinochet.
En fait, selon ces chiffres du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’Amérique latine, derrière ses taux de croissance, ses nouvelles classes moyennes, sa Coupe de football et ses reines de beauté, est un archipel du crime. Si les citoyens ne craignent plus l’arrivée des militaires au chant du coq, s’ils ne guettent plus les rondes des Ford Falcon banalisées aux vitres fumées, ils ont surtout peur des voleurs qui, les armes à la main, fracturent leurs portes, des voyous qui les rançonnent et des kidnappeurs qui les arrachent de leurs voitures. Plus de 40.000 personnes sont assassinées chaque année au Brésil. Le Mexique, un pays pris en otage par les cartels de la drogue, a enregistré plus de 100.000 homicides entre 2006 et 2013.
Le crime, une réalité de la vie quotidienne
Si certains pays comme l’Uruguay et le Chili, ou des régions, comme le Yucatan au Mexique, sont relativement épargnés, la violence fait partie de la vie quotidienne de centaines de millions de Latino-Américains. La nota roja, les informations policières, envahit les journaux populaires et les JT des chaînes de télévision. Les sondages se succèdent, citant l’insécurité comme la préoccupation majeure des Latino-américains. 65% d’entre eux s’abstiendraient de sortir la nuit en raison des risques de violence. 13%, soit 75 millions de personnes, auraient déménagé pour échapper à la criminalité.
Onze des 18 pays analysés par le PNUD dépassent le chiffre de 10 homicides par 100.000 habitants par an, le niveau considéré comme « épidémique » par l’Organisation mondiale de la santé. Cette moyenne voile cependant des situations beaucoup plus extrêmes où les chiffres explosent. Selon les chiffres 2011 publiés par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, le Honduras enregistre un taux de 91 homicides par 100.000 habitants, le Salvador 70. Caracas, l’une des capitales les plus violentes du monde, aurait un taux de 100. Même si dans certains de ces pays, les chiffres ont un peu baissé depuis, ils restent glaçants. En guise de comparaison, le taux d’homicide est de 0,3 à Singapour, de 1,8 en Belgique et de 4,7 aux Etats-Unis.
Si peu de monde échappe à l’emprise de la violence, les Latino-américains ne sont pas égaux devant elle. Alors que les plus riches se protègent tant bien que mal derrière les barrières et les gardes de leurs quartiers sécurisés, les populations les plus pauvres entassées dans les favelas du Brésil, les « cités perdues » du Mexique ou les « villes-misère » de l’Argentine sont en première ligne de cette guerre qui ne dit pas son nom. Le crime poursuit même ceux qui cherchent à échapper à leur sort en quittant leur pays. Des truands, liés aux maras (gangs de jeunes) d’Amérique centrale ou aux cartels de la drogue mexicains, se sont spécialisés dans la chasse aux migrants. Ils hantent les voies ferrées empruntées par ceux qui rêvent d’atteindre « l’Eldorado yankee ». Comme Enrique, ce gamin hondurien de 11 ans, parti retrouver sa mère émigrée depuis des années aux Etats-Unis. Une odyssée déchirante, terrifiante, magistralement décrite par la journaliste du Los Angeles Times et lauréate du Prix Pulitzer Sonia Nazario, dans Enrique’s Journey. Un univers d’extorsion, de viol, de torture et de mort.
Des héros méconnus
L’Amérique latine, évidemment, ne se réduit pas à cette violence. Elle n’est pas totalement dominée par les assassins et les ripoux. Malgré la corruption qui les entoure et en dépit des menaces, des magistrats et des policiers tentent de faire face. Partout aussi, des millions de citoyens se battent contre ce tsunami meurtrier et viennent au secours de ses victimes. A l’image de ces femmes mexicaines qui lancent des colis de nourriture aux migrants centroaméricains entassés sur les wagons de la Bestia, le train qui les emmène vers la frontière américaine. A l’image aussi de ces journalistes qui prennent des risques immenses pour informer sur leur société et qui refusent d’être intimidés. « Même dans les endroits les plus terribles, il y a de vrais héros, isolés, résolus, qui risquent leur vie », déclare Marcela Turati, journaliste à l’hebdomadaire mexicain Proceso et lauréate du prestigieux Prix Louis M. Lyons pour la conscience et l’intégrité en journalisme.
Lors d’une conférence l’année dernière à San Antonio (Texas), elle rappelait aussi les responsabilités extérieures à l’Amérique latine. Les Etats-Unis, en particulier, fournissent un marché insatiable de drogués qui, par leur assuétude, contribuent à l’implosion de sociétés entières au sud du Rio Grande. 6.700 armureries, situées très opportunément le long de la frontière mexicaine, livrent en toute impunité des armes de guerre aux narcos. Un système bancaire laxiste continue à offrir des planques respectables aux énormes flux financiers dégorgés par les trafics. « C’est un problème mutuel », ajoutait la journaliste, en dénonçant les fonctionnaires corrompus et les hommes d’affaires véreux « aux Etats-Unis aussi». L’Europe est également impliquée dans ce cycle infernal et pratiquement pour les mêmes raisons.
La violence latino-américaine s’est, en fait, transnationalisée. Des gangs mexicains ont passé des accords avec la ‘Ndrangheta (la mafia calabraise), d’autres s’acoquinent avec les groupes criminels russes et traficotent avec les organisations terroristes et djihadistes du Sahel et du Moyen-Orient. L’information sur cette gangrène mondialisée reste morcelée, fragmentée, occasionnelle.
« Ne nous abandonnez pas, s’exclamait Marcela Turati, car dans cette lutte contre le silence, c’est la vie humaine qui est en jeu ». Celle des Latino-américains qui vivent la peur au ventre. Celle aussi de tous ceux, ici et là-bas, que touche une économie criminelle de plus en plus globalisée qui s’infiltre au sein des institutions, corrode les sociétés et corrompt les hommes. Comme l’écrit l’historien mexicain Mauricio Tenorio, « nous habitons tous ensemble la même maison, hantée par les mêmes fantômes, ensorcelée par les mêmes sortilèges ».
A en juger par le désintérêt croissant des lecteurs, l’Amérique latine deviendra bientôt aussi éloignée de l’Europe qu’une planète d’un autre système solaire. Les politiques et les médias ont-ils quelque chose à voir ? C’est dommage parce qu’il s’agit d’un continent magnifique où les Européens ne doivent pas se laisser culpabiliser par les critiques d’une inquisition qui n’a pas fait des millions de morts comme certains médias du nord le sous-entendent. L’article est un excellent travail de synthèse.