L’année 2014 aura le passé et la mort de masse pour ligne d’horizon. Déjà, des dizaines de livres sur le centenaire de la Grande Guerre s’entassent sur les tables des libraires. Les agendas s’encombrent de colloques académiques, d’émissions de télévision et de célébrations officielles. Et l’interrogation s’incruste, toujours aussi lancinante : comment l’Europe, ce continent qui se croyait le plus rationnel et le plus civilisé du monde, a-t-elle pu sombrer dans pareille barbarie ?
Pendant quatre années, au fil des anniversaires, des percées et des revers militaires jusqu’à la défaite allemande, d’autres questions surgiront, comme autant de mises en exergue de l’ensauvagement européen. Mais nos sociétés émergeront-elles plus lucides, plus humaines, plus humanistes, de ces commémorations ?
Entre 1989 et 1995, la célébration du cinquantième anniversaire de la Seconde Guerre mondiale avait prétendu, elle aussi, éduquer les peuples et les citoyens pour les dissuader de se laisser entraîner dans les mêmes abysses de la déraison et de l’inhumanité. Or, aujourd’hui, comme un pied de nez aux milliards d’images et de mots sur la guerre totale, le nazisme et l’Holocauste, l’extrême droite étend son ombre brune sur des franges croissantes de l’électorat européen. L’antisémitisme et la xénophobie grandissent au milieu de sociétés à qui l’on a appris à l’école et dans les médias à déclamer : « Plus jamais ça ! »
Cette relativité des leçons de l’Histoire devrait nous inciter à rester sur nos gardes face à la déferlante des commémorations de la Grande Guerre. Les historiens les plus consciencieux et les plus rigoureux ne seront pas les seuls, en effet, à raconter et à interpréter ces années de sang, de sueur et de larmes. Mercenaires de récits nationaux ou communautaires, forgerons d’identités agressives et excluantes dirigées contre « l’Autre », les faussaires et les enfumeurs ne seront jamais loin.
De surcroît, un siècle après l’armistice, en dépit de 50 ans de construction européenne, de vieilles blessures restent ouvertes et des stéréotypes que l’on croyait définitivement enterrés resurgissent, charriant leurs vieilles rancunes et leurs vieilles rengaines. Comme ces cris de « nazis » adressés à l’Allemagne d’Angela Merkel par des manifestants grecs écrasés par les mesures d’austérité européennes « décrétées à Berlin ».
La popularité du mensonge
La vérité ou ce qui s’approche le plus d’elle ne surgira pas nécessairement de ces quatre prochaines années, car quand on touche aux mythes nationaux, le mensonge est souvent plus « populaire ». Les histoires officielles, nobles et glorieuses, que des nations ou des communautés s’imaginent pour déterminer leur identité, sont rarement inspirées, en effet, par l’humilité devant une vérité par essence moins héroïque et plus tortueuse.
Quel peuple a envie d’entendre que ses héros étaient des bourreaux ou que ses grands hommes s’étaient magistralement trompés ? Qui, en Belgique, a vraiment apprécié qu’Adam Hochschild, auteur du livre Les fantômes de Léopold II ou le Prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa, dans Le rêve du Celte, rappellent les brutalités d’une aventure coloniale présentée dans nos catéchismes scolaires comme une mission émancipatrice et civilisatrice ? Qui, au Québec, accepte vraiment d’entendre que des hérauts du nationalisme francophone, dans les années 30 et 40, furent antisémites et favorables au pétainisme, comme le rappelle l’historienne canadienne et professeure à Oxford, Margaret Macmillan ? Qui en Flandre, qui en France, qui en Angleterre, supporte l’ascèse de la complexité qui met tellement à mal de confortables silences, de superbes mensonges et de délicieuses illusions ?
Les commémorations de la Grande Guerre, nous jure-t-on, devraient éviter ces écueils, car elles seront guidées par le souci permanent d’établir sereinement la vérité. Mais un peu partout, les gardiens de l’honneur clanique sont sur le qui-vive et les exaltations nationalistes risquent à tout moment de prendre le pas sur les examens de conscience. Comme en Turquie, où les négationnistes du génocide arménien de 1915 s’apprêtent à dénoncer tout outrage à une histoire officielle fondée sur le mensonge d’État. Comme en Hongrie, où l’extrême droite, étendards au vent, cultive la nostalgie de l’Empire dépecé en 1920.
Un combat pour l’Histoire
Face à un public qui aime souvent qu’on lui raconte des histoires, les historiens de la Grande Guerre auront un rôle essentiel à jouer. Ils devront traquer les impostures, corriger les exagérations, dénoncer les récupérations, surtout celles qui continuent à nourrir aujourd’hui des factions et des partis qui n’ont rien appris de l’effet délétère et mortifère des nationalismes et de leurs crispations.
Arrivés au croisement des chemins où se détermine l’honneur de leur métier, les historiens ont le choix. « Le travail historique n’est pas l’évocation d’un passé mort, mais une expérience vivante dans laquelle l’historien engage la vocation de sa propre destinée », disait Henri-Irinée Marrou. Avides d’honneurs et de prébendes, certains préféreront sans doute l’historiographie de révérence aux vérités qui dérangent et fourniront servilement aux pouvoirs un passé qui légitime leurs visées. D’autres s’adonneront à une « histoire pour école maternelle » nourrie d’héroïsations et de sanctifications. D’autres encore, au nom de leur tribu, tronqueront et manipuleront.
Ces trois options, cependant, sont une insulte à l’intelligence et un déni de démocratie. « La constitution d’une société adulte implique nécessairement de perdre ses illusions par rapport aux mythes nationaux, constate le grand historien britannique Michael Howard. Le fait de traiter les citoyens en adultes responsables est ce qui distingue la société libérale occidentale d’une société totalitaire. » Ou, ajouterons-nous, d’une société « identitaire », que celle-ci soit ethnique, linguistique ou religieuse.
« L’histoire peut nous apprendre à être plus sages », note Margaret Macmillan dans son brillant essai The Uses and Abuses of History. Mais l’histoire, comme le disait Pierre Vidal-Naquet, l’auteur des Assassins de la mémoire, implique surtout « une fraternité, une parenté, avec la vérité ». Et celle-ci a inévitablement pour corollaire la mise en cause des légendes que les pouvoirs, mais aussi les peuples aiment entendre à propos d’eux-mêmes.
Les historiens doivent dès lors prendre le risque d’être « des iconoclastes impopulaires », comme le soulignait la professeure de l’ULB, Anne Morelli, dans Les grands mythes de l’Histoire de Belgique, de Flandre et de Wallonie, un ouvrage pionnier paru en 1995. Ils doivent « lutter dans la mesure de leurs moyens contre les perfidies menteuses du souvenir ». Surtout « lorsque le mythe et l’invention remplacent l’histoire et deviennent le moteur essentiel des haines collectives ».
C’est à cette condition que les commémorations de la Grande Guerre auront un sens. C’est à ce prix qu’elles pourront guider nos sociétés vers plus d’humanité.
Note: l’Autriche-Hongrie a été démembrée à l’issue de la Première Guerre. Le sort de la Hongrie a été déterminé au Traité du Trianon en 1920. Le pays perd près des deux tiers de son territoire d’avant guerre.