Aung San Suu Kyi a subjugué ses hôtes lors de ses récentes tournées internationales en Europe ou en Australie. Son long combat pour la liberté, le rappel de son déchirement personnel entre sa famille et son pays, son charme aussi, n’ont guère laissé de place à la critique et au doute. Presque personne n’a osé troubler le miroir des grands principes et des nobles sentiments qu’elle tendait à un public séduit et mystifié.
Les transitions démocratiques, comme celle que vit actuellement la Birmanie, sont des moments exceptionnels. Elles sont comme un premier matin du monde, l’aube de tous les possibles. Mais elles sont aussi le moment décisif où les valeurs dont les dissidents se réclamaient lors de leur combat contre la dictature sont mises à l’épreuve de l’exercice du pouvoir et de la liberté.
La déception, une certaine déception, est presque toujours au bout du chemin. Après les premiers mois d’euphorie, les rêves se délitent, les idéaux s’émoussent et les anciens du régime déchu retiennent ou reprennent leur place au sein d’une société qui aspire ou se résigne à la normalité. « Les temps ont changé, le ciel s’est couvert de nuages, le temps est venu du travail dur et quotidien, des contradictions apparentes et des intérêts opposés », écrivait l’ex-dissident tchécoslovaque Vaclav Havel, deux ans après son élection à la présidence.
Cette évolution a frappé comme une fatalité tous les grands moments de l’histoire, de la Résistance française à la transition espagnole, de la chute de Pinochet au Chili à celle de Jaruzelski en Pologne. Et elle suscite inévitablement regret et mélancolie face à ce qui aurait pu être et qui n’a pas été.
L’écrivain espagnol catalan Manuel Vazquez Montalban avait très bien saisi ces sentiments si particuliers de l’après-dictature. Lorsque quelqu’un bougonnait: « C’était mieux sous Franco », il lui répondait : « Non, c’était mieux contre Franco ». C’était mieux quand les démocrates étaient au coude à coude dans les manifestations et que, dans les arrière-salles de cafés enfumés, ils gribouillaient pour la millième fois la feuille de route de la liberté.
Dissidence et vertu démocratique
Les réalistes diront que la désillusion est inévitable, parce que le pouvoir impose inexorablement ses limites et ses lois. Des dissidents, des résistants, des opposants, comme le premier ministre hongrois Viktor Orban, le président nicaraguayen Daniel Ortega ou son homologue zimbabwéen Robert Mugabe ont trahi. D’autres, moins gravement, ont déçu.
L’histoire nous a appris qu’il ne suffit pas de se battre contre une dictature pour être, par essence et pour toujours, un modèle de vertu démocratique. Ainsi, en 1974, alors qu’Alexandre Soljenitsyne, l’illustre auteur de l’Archipel du Goulag, s’apprêtait à s’installer aux Etats-Unis, la journaliste de Jeri Laber, directrice de Helsinki Watch, avait averti ses lecteurs que « cet homme courageux n’était pas le démocrate libéral que ses admirateurs occidentaux attendaient ». « Ce n’était pas un point de vue très populaire, ajouta-t-elle. J’écrivis deux articles à ce propos. Ils furent plutôt mal accueillis par certains de mes collègues russologues, l’un d’eux m’accusa même de traîtrise. Je fus sauvée par Soljenitsyne lui-même : arrivé aux Etats-Unis, il se révéla encore plus nationaliste et réactionnaire que je ne l’avais prédit ».
C’est précisément en raison de ces déceptions que les défenseurs des droits de l’homme ne s’exclament jamais « mission accomplie ! » lorsque les dissidents sont libérés. La crédibilité d’Amnesty International, de Human Rights Watch ou de la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’homme)dépend de leur détermination à juger en toute impartialité le comportement de leurs anciens protégés.
Le choix et les risques du pouvoir
Sans doute, y-a-t-il une différence entre les résistants qui, après la chute des dictatures, restent ancrés au sein de la société civile et ceux qui choisissent les voies du pouvoir. Il y a des dissidents éternels. Ainsi en France, Claude Bourdet, ancien membre du Conseil national de la résistance et compagnon de la Libération, dénonça lors de la guerre d’Algérie les tortionnaires de la « Gestapo française ». En Pologne, Adam Michnik, ex-conseiller de Solidarnosc, directeur du quotidien Gazeta Wyborcza, s’opposa aux frères Kaczynski lorsqu’ils embarquèrent leur pays sur des voies ultra-nationalistes et réactionnaires. En Afrique du Sud, des vétérans de la lutte anti-apartheid, comme Desmond Tutu et Nadine Gordimer, n’hésitèrent pas à s’élever contre le Congrès national africain (ANC), symbole de la lutte contre le pouvoir blanc.
Mais l’histoire nous offre aussi quelques figures exceptionnelles qui ont avec éclat assumé les lourdes responsabilités du pouvoir tout en respectant les idéaux forgés dans leurs combats pour la liberté. Nelson Mandela et Vaclav Havel sont devenues des icônes universelles en raison de cette cohérence. Ils n’ont pas été jugés sur leurs bilans économiques ou leurs habiletés politiciennes mais sur leur fidélité aux dissidents qu’ils avaient été.
Tout au long de sa vie, de la prison de Robben Island au palais présidentiel de Pretoria, Mandela a incarné la vision d’une Afrique du Sud non raciale et réconciliée. De la même manière, dramaturge emprisonné ou homme d’Etat, Havel a cherché à respecter les principes de vérité et de responsabilité superbement exprimés dans son livre Lettres à Olga.
Le défi lancé à la “Dame de Rangoon”
Icône tout aussi exceptionnelle, Aung San Suu Kyi est aujourd’hui confrontée à cette exigence de fidélité aux valeurs qu’elle avait incarnées, en particulier sa vision d’une nation birmane unie dans sa diversité. Mais si ses admirateurs croient passionnément en elle, des militants des droits de l’homme commencent à douter.
Ils lui reprochent surtout de ne pas condamner, sans équivoque et avec toute l’autorité que lui confère son prestige, les groupes bouddhistes extrémistes qui s’en sont pris violemment aux musulmans Rohingyas, dont des dizaines de milliers, victimes de pogroms, vivent aujourd’hui dans des camps de déplacés. « En établissant une équivalence entre les souffrances des musulmans et celles des bouddhistes, Aung San Suu Kyi me rappelle ceux qui, dans les années 1990, renvoyaient dos à dos les habitants de Sarajevo et les milices serbes qui assiégeaient la ville », nous confiait, consterné, un responsable d’une ONG. Et un malaise s’installe, produit de la dissonance entre l’icône morale et spirituelle d’hier et la politicienne pragmatique d’aujourd’hui. « Beaucoup pensent qu’elle a peur de perdre son électorat au sein d’un pays dominé par les Bouddhistes », note la radio dissidente, Democratic Voice of Burma.
La grandeur des dissidents ne s’exprime pas seulement dans le courage de leur opposition à un régime autoritaire, mais aussi dans leur cohérence politique une fois la liberté retrouvée. Le pouvoir, comme nous l’écrivions, impose ses limites et ses lois, mais il ne peut venir troubler l’essence éthique de l’engagement qui a fait de ces résistants des géants.
Alors que s’esquisse la transition birmane, Aung San Suu Kyi a encore la possibilité d’écrire, sans ratures, son chapitre de la grande histoire de la liberté. Elle peut encore, comme le disait Havel, « vivre dans la vérité ». Elle a besoin pour cela que ses admirateurs lui tiennent aussi un langage de vérité.
Il semblerait que la population de cette ancienne colonie anglaise continue à souffrir de la tension géopolitique ravivée avec la stratégie d’encerclement (“pivot”) de la Chine par la US Navy.