“C’est la faute aux étrangers”

« Les laquais de l’impérialisme », « le complot judéo-bolchevique », « l’argent de Moscou » : l’histoire tourmentée du siècle passé est émaillée d’expressions qui placent au cœur des manipulations ou des troubles la responsabilité de l’Autre, de l’ »étranger ». L’ombre maléfique de porteurs de valises venus d’ailleurs rôde toujours derrière les protestataires, les dissidents et les subversifs.

Sortie des friperies de l’histoire, l’accusation est de nouveau à la mode dans un certain nombre de pays à la démocratie mal fagotée. De la Turquie à Russie et à l’Egypte, des dirigeants diversement autoritaires se drapent dans les plis de la bannière nationale pour mieux voiler leurs ambitions de pouvoir démesurées et pour imposer à tous leur vision guindée de l’identité. Au fil de leurs discours, face à des foules « saines », patriotiques et bien nées, ils accusent systématiquement leurs adversaires politiques d’être des « agents de l’étranger » et font rimer opposition et trahison.

En Turquie, lors des événements de la place Taksim, les partisans du gouvernement et même ses plus hauts représentants n’ont eu de cesse de dénoncer une « conspiration de l’étranger », comme si la dissidence, qui définit par essence la démocratie, ne pouvait être qu’une machination ourdie par des forces extérieures, sournoisement relayées, à l’intérieur, par une cinquième colonne dûment stipendiée.

« La Turquie est victime d’un complot », nous avait ainsi assené il y a deux semaines un journaliste proche du pouvoir, en jetant tout et son contraire dans ce bric-à-brac improbable des fauteurs de troubles : la Syrie et Israël, George Soros et Vladimir Poutine, la BBC et la chaîne iranienne Press Now, la franc-maçonnerie internationale et les Arméniens. « Il y a des gens à l’intérieur et à l’extérieur qui sont envieux de la force croissante de la Turquie. Tous s’unissent contre notre pays. Et parmi eux il y a la diaspora juive », vient de déclarer le vice-premier ministre turc, Besir Atalay, à la stupeur générale des milieux progressistes et libéraux.

La « vieille Turquie » est particulièrement prédisposée à cette obsession du complot extérieur. L’histoire qui est enseignée dans les écoles colporte une vision ultranationaliste du monde, répétition incessante du syndrome du traité de Sèvres, lorsque les grandes puissances, à l’issue de la Première guerre mondiale, avaient dépecé l’Empire ottoman. Si certains, à l’écoute du ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu, théoricien d’une Turquie apaisée, s’étaient imaginé que le gouvernement « islamiste modéré » s’était émancipé de cette vision crispée de l’histoire, les récentes déclarations officielles ne les ont guère rassurés.

En Russie, depuis son arrivée au pouvoir en 2000, Vladimir Poutine se présente lui aussi comme l’incarnation d’une Russie amidonnée dans son identité « éternelle  et naturelle», orthodoxe, conservatrice et autoritaire. Malheur à l’opposition, surtout à celle qui se réfère au libéralisme politique et aux droits humains, des « traditions » pratiquement considérées comme « étrangères à la culture russe ». Malheur aussi aux organisations de la société civile qui se réclament de ces valeurs et reçoivent des fonds de l’extérieur. Une nouvelle loi les désigne désormais sous le nom infamant d’ « agent étranger ». Et des vérifications administratives aux allures de perquisitions se multiplient aux sièges des associations ainsi incriminées.

En Egypte, le pouvoir islamiste a eu recours à la même stigmatisation. Une quarantaine de responsables d’ONG d’origine étrangère ou financées par l’étranger ont récemment été condamnés à des années de prison. Sous prétexte « qu’ils portaient atteinte à la sécurité de l’Etat et suivaient une feuille de route sectaire et politique au service des intérêts des Etats-Unis et d’Israël ». Dans cette prétention de défendre l’intégrité du pays contre des forces extérieures, la « justice » égyptienne a toutefois superbement ignoré les associations religieuses islamistes, massivement financées par l’Arabie saoudite ou les émirats du Golfe, qui contribuent au renforcement de l’emprise exercée par les Frères musulmans et les Salafistes.

Bien sûr, les théoriciens du complot n’ont pas totalement tort. L’histoire est striée de mille exemples de conspirations et d’ingérences. Aucun pays, aucun pouvoir, ne s’est jamais privé de cette arme de l’agitation et de la propagande pour affaiblir ses adversaires. D’autant plus que partout, des minorités, des factions et des groupes souffrent effectivement de discrimination ou d’oppression et sont prêts à accepter, sans trop sourciller, un appui de l’étranger.

Toutefois, si les manigances, les jeux d’influence et les caisses noires font partie de la réalité des relations internationales, les accusations proférées par les dirigeants autoritaires ne visent le plus souvent que les « agents étrangers » qui contribuent au système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs et contestent l’uniformité religieuse, politique ou ethnique imposée.

Ces gardiens sourcilleux de la nation révèlent ainsi leur trahison, celle de la démocratie, qu’ils confisquent en la confondant avec le majoritarisme électoral, voire avec la domination ethnique, idéologique ou religieuse d’une communauté ou d’une religion.

En fait, ceux qui ne votent pas pour eux, qui ne prient pas comme eux, ne sont pas de vrais citoyens. Un vrai Turc doit être sunnite, et non pas alévi, chrétien, juif, kurde ou athée. Un vrai Russe ne peut être « libéral » et manifester en dehors des passages cloutés. Un vrai Egyptien appartient aux Frères musulmans.

La démocratie, qui se distingue autant par le respect de ses minorités que par le règne de la majorité, est leur véritable cible. Et dans cette grande traque des « éléments étrangers », ils attrapent le plus souvent les personnes qui ont le mieux incarné les vertus de leur pays en universalisant sa culture, à l’instar d’Orhan Pamuk en Turquie ou d’Alaa al-Aswany en Egypte.

En fait, le nationalisme, après avoir épuisé la phase où il exprimait l’humiliation d’un peuple, est redevenu, pour paraphraser le philosophe Samuel Johnson, « le dernier refuge des brigands ». Il est redevenu l’ultime recours de ceux qui s’opposent aux libertés fondamentales que réclame, sans souffleurs étrangers, leur population la plus moderne et la plus éclairée.

 

 

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2 réponses à “C’est la faute aux étrangers”

  1. christelle dit :

    Les critiques portés contre les dirigeants turques, russes et égyptiens sont assez justes et tout le monde sait pourquoi il recourt à cet argument. Toutefois, il serait également opportun de critiquer aussi la tendance actuelle anti-complotiste qui malheureusement se résume dans la plupart des cas à délégitimer (voir diaboliser) les auteurs désigner de complotiste, dans quel but ? Couvrir des réalités existantes ? L’implication de l’occident dans les révolutions oranges, dans les révolutions libyennes et syriennes…etc. Les services secrets, les ONG officines des services secrets, le pouvoir des entreprises, l’existence de lobbys…etc sont des réalités que certains ont intérêt à nier dans certains cas. L’importance des médias (en terme de légitimité d’opinion) et des réseaux sociaux (pour la mobilisation) sont des éléments qu’il faut prendre en compte. Il serait intéressant d’analyser les possibilités de mécanisme d’influence et de contrôle par ces deux canaux et de voir ai cas par cas en quoi et par qui la manipulation peut avoir lieu.

  2. R.Roland dit :

    Merci pour cet article, on devrait le faire lire aux étudiants lorsqu’on leur parle de démocratie…

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