Samedi dernier, un léger soleil caressait Istanbul. Souriant, gouailleur, le marchand de simits, ces petits pains aux graines de sésame, avait repris sa place à quelques pas de mon hôtel. Dans l’avenue Istiklal, l’immense piétonnier du «quartier européen», les commerçants levaient les volets de fer, comme si la journée allait être belle et achalandée. Une odeur de café frais embaumait les ruelles qui dévalaient vers l’hôtel Pera Palas et le pont de Galata.
La veille, dans un bar du «quartier bobo» de Cihangir, un ami turc m’avait confié son optimisme. «En recevant des délégués des occupants du parc Gezi, le Premier ministre a fait un geste, nous disait-il. Qui sait, après tout, Recep Tayyip Erdogan est peut-être capable d’entendre d’autres voix que celles de ses courtisans!»
Les notes de guitare de Yavuz Akyazici, le saxo d’Ilhan Ersahin, les mélodies soufies d’Abdul Gani flottaient dans cette taverne où des jeunes devisaient sereinement ou tapotaient sur leurs tablettes. Après les violences des jours précédents, l’ambiance paraissait apaisée, même si l’on voyait passer des protestataires, équipés de casques de chantier aux couleurs vives et de masques à gaz, qui se dirigeaient vers la place Taksim.
Samedi, confirmant cette accalmie et cet espoir, Murat Yetkin, chroniqueur du quotidien Hurriyet, écrivait: «Taksim annonce une Turquie meilleure, une Turquie pluraliste qui parvient à résoudre ses crises dans le cadre de la démocratie.»
Et pourtant, je ne pouvais pas me défaire d’un sentiment de malaise. Les forces de police étaient restées concentrées à proximité du parc Gezi. Un peu partout dans la ville, les autopompes semblaient en embuscade. La photo d’Erdogan, impérial, ornait des affiches d’un rouge vif qui appelaient ses partisans à manifester dimanche à Istanbul. Le matin, des chaînes de télévision avaient encore diffusé les ultimatums et les mises en garde du Premier ministre à l’adresse des «terroristes» et des «vandales».
Et puis, brusquement, samedi soir, l’orage creva le ciel. Alors que les occupants du parc Gezi, rejoints par des badauds, des familles et des touristes, écoutaient un concert, les forces de police leur donnèrent un quart d’heure pour évacuer les lieux. Quelques minutes plus tard, des centaines de policiers casqués et masqués tiraient des salves de grenades lacrymogènes et attaquaient au canon à eau. Sans faire le détail entre les militants pacifiques et les «extrémistes». En entrant de force dans des hôtels où s’étaient réfugiés ceux qui fuyaient les violences. Comme s’ils se moquaient des critiques qu’avait suscitées leur usage disproportionné de la force quelques jours plus tôt.
Erdogan n’avait donc pas changé. «Sa Turquie» n’avait pas fait un pas de côté. En l’espace de deux semaines, l’ombrageux Premier ministre aura donc réussi à fracasser l’image de son pays à l’étranger et à semer le doute parmi ceux-là mêmes qui refusaient jusqu’ici qu’on le caricature comme un nouveau Sultan. Ses déclarations à l’emporte-pièce et son choix de la répression ont dessiné les contours d’une «vieille Turquie», intolérante, hautaine, autiste, que les partisans du Premier ministre à Bruxelles et Washington considéraient comme appartenant au passé.
Erdogan, nous disait un ami turc, est «sans état d’âme». Il y aura des élections en 2014 et il parie que son intransigeance lui assurera les applaudissements de son électorat populaire, majoritaire. Il est persuadé également que la communauté internationale devra à terme calmer ses critiques, en raison de l’importance économique et stratégique de la Turquie, la «nation indispensable».
Certains milieux d’affaires européens se sont sans doute réjouis du nettoyage de la place Taksim. Toutefois, pour de nombreux observateurs jusque-là bien disposés à l’égard de la Turquie, l’attitude du Premier ministre a marqué un partage des eaux. Difficile désormais de négocier sérieusement l’adhésion européenne avec un gouvernement qui attise les tensions, dénonce des complots de l’étranger, accuse les médias internationaux à tout va et rabroue l’Union européenne. La semaine dernière, à Strasbourg, Guy Verhofstadt, chef de file des libéraux, n’a pas mâché ses mots. «Nous appuyons une Turquie européenne, mais pas une Turquie qui tourne le dos aux valeurs européennes», s’est-il exclamé.
Ce constat d’une «poutinisation d’Erdogan» est déchirant, car les vrais alliés de l’Europe en Turquie, ces milieux libéraux, laïques ou musulmans, qui avaient accompagné les réformes de l’AKP au début des années 2000, sont les premières victimes de cet immense gâchis. Bousculés par le populisme islamiste du Premier ministre, ils se retrouvent pratiquement forcés de faire cause commune avec l’ancien establishment militariste et ultranationaliste «laïque», qu’ils avaient naguère fermement combattu.
Une lueur d’espoir pourrait-elle venir des modérés de l’AKP et, en particulier, du président Abdullah Gül qui, tout au long de cette crise, a cherché à montrer un visage plus amène de la Turquie? Lors de mes nombreuses conversations à Istanbul, notamment avec des journalistes islamistes proches de la communauté de Fethullah Gulen, les critiques ont fusé à l’encontre du Premier ministre. «Nous étions des réformateurs même si nous sommes conservateurs, nous disait l’un d’eux. Nous avons ouvert l’espace politique, mis l’armée au pas, abordé des tabous comme le génocide arménien. Nous avons promu les populations les plus pauvres, qui avaient été négligées et humiliées par la Turquie kémaliste, la Turquie blanche. Et maintenant Erdogan est en train de tout gâcher.»
De plus en plus d’observateurs sont convaincus qu’Erdogan considère la démocratie comme «un tram dont on descend quand on est arrivé au terminus», c’est-à-dire quand on a conquis le pouvoir. En quelques années, le Premier ministre a radicalement inversé les rapports de force, en détournant de leur finalité démocratique les réformes appuyées par le processus d’adhésion européenne. «La Turquie se trouve sans contre-pouvoirs, sans mécanismes de contrôle et d’équilibre», écrit Hamit Bozarslan dans son excellent livre Histoire de la Turquie (Tallandier, 2013). «Erdogan a coopté l’Etat autoritaire kémaliste au lieu de le démanteler. Il a substitué un Etat policier à un Etat militaire», renchérissait un correspondant européen gagné par la désillusion.
La semaine dernière, Erdogan a raté une occasion historique. Par erreur? Par exaspération? Ou parce que, plus gravement, il ne se reconnaît pas dans ces «valeurs européennes» qui lui imposeraient de réduire son pouvoir, de dialoguer avec ses adversaires et de respecter la diversité ethnique, politique et religieuse d’un pays qui ne peut pas se réduire à sa majorité sunnite, turque et conservatrice?
Cette question devrait interpeller l’Union européenne, au sein de laquelle la Turquie suscite surtout des idées simples, qu’elles soient inspirées par l’islamophobie la plus crue, la célébration euphorique du multiculturalisme ou les «évidences» du commerce et de la stratégie.
L’avenir de l’Europe se joue aussi sur la place Taksim et cet enjeu considérable impose de ne pas se tromper sur la réalité d’un pays présenté tour à tour comme un modèle ou un repoussoir.
Il faut bien souligner que ce qu’il s’est passé en Turquie est grave, un soulèvement contre un homme qui cristalise les mécontents des progrets économiques et sociaux en turquie. En effet, depuis l’avènement de l’AKP des pauvres, les oubliers des anciens politiques ont acquis la possibilité d’accès la consommation, au travail, à une moyenne classe : celle qui lorsque son fils est tué par les terroristes du pkk, celle qui ne rale jamais. Les jeunes enfants gatés d’istanbul qui profite de toutes les bonnes choses de Turquie, qui grace à l’argent des parents évitent l’armée ne supportent pas la paix qui est en train d’être construite. Erdogan a été élu et il sera réélu parce qu’il a fait de bonne chose, il a redonné de la fierté à un pays qui était rongé par la corruption même si cela existe encore.
La Turquie n’est pas une ochlocratie, ce n’est pas la rue qui gouverne et c’est tant mieux. Les casseurs doivent être jugés et payer ce qu’ils ont détruit. En france personne n’était fier lors des évènements de 2005 mais lorsque cela se passe dans un autre pays, on va vite juger et condamner.
Si je ne m’abuse, on n’a entendu aucun politicien binational turco-belge s’exprimer dans les médias francophones ou néerlandophones pour dénoncer les atteintes aux droits de l’homme en Turquie, qu’il s’agisse de la répression contre les manifestants ou des emprisonnements de journalistes,d ‘avocats, de médecins.
Etrange et même inquiétant quand on se souvient que pas mal d’entre eux prennent régulièrement position dans des médias turcophones sur des questions concernant la Turquie ou ses alliés, notamment l’Azerbaïdjan. Pour rappel, Emir Kir, à l’époque membre du gouvernement régional bruxellois, avait appelé à voter oui au référendum constitutionnel organisé par Erdogan ( http://parlemento.wordpress.com/2010/08/12/lingerence-demir-kir-ps-et-de-resul-tapmaz-sp-a-indispose-les-elus-demirdag/ ). Manque de courage politique face à un électorat conservateur ?
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