Les événements qui se déroulent en Turquie suscitent bien plus de débats à l’étranger que d’autres sujets de l’actualité. Serait-ce parce qu’ils forcent les « spectateurs » à se définir, à choisir leur camp? Serait-ce surtout parce que les courants qui sont face à face à Istanbul représentent des options politiques fondamentales qui renvoient à des principes et à des valeurs essentiels qui nous interpellent?
Plusieurs Turquies se côtoient dans cette ville tentaculaire. Plusieurs Turquies se toisent sur cet espace réduit que constituent la Place Taksim et le parc de Gezi. Et les étrangers sont inévitablement amenés à préférer l’une à l’autre.
A la fin des années 1980, journaliste au Soir, je m’étais rendu à Istanbul et Ankara avec Guy Spitaels, alors vice-président de l’Internationale socialiste. La Turquie, à cette époque, était celle de l’Establishment kémaliste, rassemblé autour d’une armée omnipotente, de la « bourgeoisie blanche », des universitaires laïques (et souvent francophiles) d’Istanbul. D’apparence moderne, cette Turquie se référait pourtant à des modèles politiques d’un autre temps : un étatisme étouffant, un nationalisme ombrageux, l’autoritarisme politique, un oligarchisme condescendant à l’égard de la « Turquie noire », celle du monde rural anatolien ou des milieux populaires urbains. Je me souviens de la fascination que suscita, quelques années plus tard, la première ministre Tansu Ciller, censée incarner la modernité du pays, alors qu’elle était liée à un système de pouvoir autoritaire et arbitraire.
Au cours des années 1970, cet Establishment avait été violemment contesté par une autre Turquie, celle des groupes d’extrême-gauche, marxistes-léninistes, maoïstes, engagés dans des actions armées contre l’Etat et les mouvements d’extrême droite. Le coup d’Etat de 1980 fut justifié par le chaos et l’anarchie provoqués par ces affrontements. L’armée se présenta alors comme l’ultime recours, l’institution protectrice de la sécurité et de l’intégrité de la nation. Cinq ans plus tard, malgré le contrôle serré exercé par l’armée, le PKK (le parti des travailleurs du Kurdistan) se lança dans une attaque frontale contre le pouvoir, déclenchant une contre-insurrection brutale, l’un des épisodes les plus meurtriers de l’histoire récente du pays.
L’énigme AKP
Quelques années plus tard, en 2002, une autre Turquie fit son apparition avec la victoire électorale de l’AKP, le Parti de la Justice et du développement que certains eurent beaucoup de mal à qualifier. Islamisme modéré, islamisme déguisé ? Si les milieux laïques européens sonnèrent tout de suite le tocsin, ceux qui s’obstinaient à penser et à vivre la « multiculturalité » choisirent au contraire de parier sur ce parti qui semblait incarner la conciliation entre l’islam et la démocratie. C’est le choix que firent des associations antiracistes, des militants du dialogue des civilisations, ou encore généralement les partis écologistes.
Pendant quelques années, l’AKP leur donna satisfaction, en s’engageant dans les réformes prévues par le processus d’adhésion à l’Union européenne, en bridant l’armée, en ouvrant un espace aux discussions sur la question kurde et les minorités. Et puis, à l’image des « libéraux » turcs qui avaient voté pour l’AKP pour moderniser le pays et le sortir de 70 ans d’autoritarisme et nationalisme « laïque », ils commencèrent à déchanter. En ligne de mire : l’autoritarisme croissant du premier ministre et des signes inquiétants d’une « islamisation rampante », risquant d’aller au-delà d’une politique fondée sur la reconnaissance de la réalité musulmane du pays.
La “nouvelle nouvelle Turquie”
Une troisième Turquie a fait ces derniers jours son entrée en scène. C’est la « Nouvelle nouvelle Turquie », écrit Kadri Gürsel ce matin dans le quotidien Hurriyet. Une Turquie, distante des partis politiques traditionnels, qui exige d’être consultée, qui remet en cause non seulement l’autoritarisme des « autres Turquies », mais aussi et surtout l’obsession de l’ancien et du nouvel Establishment d’imposer à tous leurs propres idées et propre style de vie.
Même si les groupes de la vieille gauche, les mouvements ultranationalistes et les « autonomes » ont été très visibles sur la place Taksim et qu’ils ont tenté de récupérer la protestation, ils chantent faux par rapport à cette « nouvelle nouvelle Turquie ». Quelle que soit l’issue, calme ou tumultueuse du mouvement, cette Turquie-là, même minoritaire, laissera sa marque sur les événements. Et les “autres Turquies” seraient bien avisées, si elles pensent réellement au bien de leur pays, d’entendre leur message qui prône de sortir par le haut de tant d’années de crispation et de polarisation.
C’est une très bonne analyse.
La question qu’il faudrait plutôt se poser est de savoir s’il existe vraiment un ancien et un nouvel Establishment en Turquie. Les libéraux turcs ont eu beau jeu de nous vendre un AKP tout neuf, en rupture avec les partis et les pratiques politiques antérieures. Pourtant, l’AKP est avant tout une émanation du parti Refah de Necmettin Erbakan, lui-même héritier du parti MSP du même Erbakan présent dans les gouvernements de coalition dits de “Front nationaliste” qui se sont succédés entre 1975 et 1980. Que dire de la présence à la tête du parlement de Cemil Cicek, ancien ministre de Turgut Özal, ou encore il y a quelques années de cela, de Abdülkadir Aksu, ancien ministère de l’Intérieur au même poste. En somme, tous les ministères régaliens (et cela est encore le cas aujourd’hui) sont trustés par des cadres de l’ancien appareil bureaucratique et sécuritaire (anciens chefs de la police ou anciens gouverneurs) largement compromis dans les actes criminels commis par l’Etat turc (le vrai et officiel et non le prétendu Etat profond que les intellectuels libéraux cherchent à nous vendre) dans les années 1980 et 1990. L’AKP est aussi le parti qui compte à l’heure actuelle le plus de militaires à la retraite parmi ses élus. Vous présentez par ailleurs Tansu Ciller comme une représentante de l’ancien Establishment laïc mais celle-ci et son mentor Süleyman Demirel étaient les leaders de cette Turquie noire, anatolienne et rurale qui reporte aujourd’hui ses suffrages sur l’AKP. Combien de membres des anciens partis DYP et ANAP, ainsi que du MHP (le parti des Loups gris), n’ont pas rejoint l’AKP après 2002? Quand on voit le traitement extrêmement favorable qui a été tout récemment réservé à l’ancien ministre de l’Intérieur Mehmet Agar, cette continuité est plus qu’évidente.
Nous pouvons néanmoins fonder de grands espoirs sur la nouvelle génération.
P.S. : Kadri Gürsel écrit pour le journal Milliyet et non le Hürriyet.
merci pour votre longue et intéressante analyse. Mais je vous confirme que l’article de Kadri Gürsel a été publié dans la version anglaise du Hurriyet/Daily News.
Votre analyse est bonne. Seulement un fait important à signaler : la croissance économique des dix dernières années ( triplement du PIB/habitant) a provoqué l’émergence d’une classe moyenne, urbaine et éduquée, éprise de liberté et surtout qui n’a pas connu la dictature militaire 1980 et qui n’a pas vécu le traumatisme et la peur qu’elle a suscité au sein de la population. Cette “nouvelle (nouvelle) génération ou Turquie ” tient des slogans dans les manifestations pacifiques du style : ” ni les militaires ni les religieux seulement la liberté ” . C’est la raison pour laquelle le pouvoir actuel est désemparé face à cette révolte qu’ils ne comprennent pas. D’aucuns disent que c’est un tournant historique!
Ping : Turquie: « Un mouvement d’Indignés, plus qu’un Printemps arabe » – indigène éditions
excellentes analyse et commentaires mais il faudrait souligner qu’il y a une restriction de plus en plus de la liberté d’expression raison pour laquelle la jeunesse turque se révolte. Erdogan et ses ministres ne peuvent pas tenir trop longtemps sa jeunesse sous pression et sous ses ordres vu la technologie du media social et l’ouverture vers l’extérieur.
Bien ecrit et tres juste. Cette analyse devrait etre completee par les errements de la pensee occidentale Europeenne vis-à-vis de la Turquie et la faillite de nos intellectuels a seconder les mouvements pro-occidentaux pourtant existant depuis Atatuerk. A chacun notre Turquie : d abord nos fantaisies orientales du 19 eme siecle; ensuite l homme malade de l Europe au moment de depecage de l empire ottoman; apres le long silence entretenu par ce rapport amour-haine de Midnight express et une vue partielle (et partiale) des doubles putsch sur Chypre entretenue par d autres interets. Ensuite la Turquie en progres oubliee par la chute du mur de Berlin et l arrivee des freres de l Est….etc… Enfin une evolution schizophrenique du dossier Turc (des deux cotes) chez nos politiques et a la Commission EU. Beaucoup de temps perdu pour commencer a voir la situation complexe de la Turquie telle qu elle est parce nos craintes historiques et religieuses ont souvent masque une approche mature de la question Turque. Ryanair, Internet et Facebook et cette apparition soudaine aux yeux des occidentaux d une génération Turque éduquée, sécularisée et
occidentalisée ont mieux contribue a enfin voir et analyser la Turquie qu un siecle de notre obscurantisme intellectuel sur cette question taboue pourtant proche et capitale,…