Le décès de Margaret Thatcher a inévitablement réveillé de farouches hostilités entre des camps radicalement opposés. La Dame de fer ne s’en serait pas offusquée. Durant son règne, elle imposa ses dogmes et ses politiques sans se soucier des états d’âme de ses adversaires ni même de ses alliés.
Son héritage, toutefois, ne devrait pas se réduire à ce choc sans merci entre des ultralibéraux qui la vénèrent et une «gauche de la gauche» qui l’exècre. Margaret Thatcher pose aussi un défi aux tenants du libéralisme politique, car elle a largement contribué à diffuser une conception borgne de la liberté qui continue aujourd’hui à troubler les mots et les idées.
A lire les hommages qui lui sont rendus, on pourrait presque croire en effet que Margaret Thatcher militait à Amnesty International, alors qu’elle usa souvent de la rhétorique du libéralisme politique pour asséner ce qui était sa priorité, une version radicale du libéralisme économique.
«Le monde perd l’un des grands avocats de la liberté», s’est ainsi exclamé le président Barack Obama. «Margaret Thatcher ne tolérait pas plus les généraux de droite que les socialistes totalitaires fossoyeurs des libertés individuelles», a renchéri Lord Garel-Jones, ancien ministre britannique des Affaires européennes. Durant la guerre des Falklands, elle me déclara: «Ces généraux argentins sont des dictateurs, n’est-ce pas? Ils tuent leur propre peuple.»
La démocratie argentine a incontestablement une dette à l’égard de MmeThatcher. Sans sa réaction courroucée à l’invasion des Falklands en 1982, les Videla, Massera et autres Galtieri auraient sans aucun doute continué à torturer et à tuer pendant quelques années encore, en surfant sur la vague nationaliste de la «récupération» des îles Malouines.
Toutefois, son opposition aux généraux argentins et sa dénonciation de leurs crimes ne procédaient pas d’une intolérance de principe à l’encontre de régimes autoritaires. En 1979, succédant à un gouvernement travailliste hostile à la junte militaire, Margaret Thatcher avait d’ailleurs normalisé les relations avec Buenos Aires. En fait, à l’instar d’une autre Dame de fer de l’époque, Jeane Kirkpatrick, ambassadrice des Etats-Unis aux Nations unies et idéologue de l’administration Reagan, Margaret Thatcher fréquentait sans la moindre gêne les dictateurs lorsque ceux-ci défendaient ses idées ou relayaient les intérêts économiques et stratégiques du Royaume-Uni.
Lors de la Guerre froide, qui opposait le «monde libre» au camp soviétique, Maggie pratiqua, comme d’autres pays occidentaux, le «deux poids, deux mesures», exigeant du monde communiste un respect des libertés individuelles qu’elle refusait de réclamer à ses amis dictateurs en Amérique latine ou en Afrique du Sud.
Margaret Thatcher, note Richard Dowden, président de la Royal African Society, n’était pas partisane du système d’apartheid, qu’elle considérait comme une aberration économique. Elle cautionna même l’indépendance de la Rhodésie/Zimbabwe, malgré le mépris que lui inspirait Robert Mugabe. Mais au cours des années 1980, marquées par un accroissement de la répression orchestrée par le pouvoir blanc en Afrique du Sud, elle qualifia de «terroriste» l’ANC, le Congrès national africain de Nelson Mandela, et s’opposa aux sanctions internationales décrétées par les Nations unies. En 2006, l’actuel Premier ministre conservateur, David Cameron, se sentit d’ailleurs obligé de présenter officiellement ses excuses pour les politiques menées à l’époque par son propre parti.
Ce droit-de-l’hommisme à géométrie variable s’est surtout exprimé en faveur du général Augusto Pinochet. La Première ministre ne se limita pas, en effet, à tisser des liens économiques et militaires étroits avec l’homme fort du régime militaire chilien. Elle s’en déclara ouvertement l’amie. Lors de l’assignation à résidence de l’ancien dictateur à Londres à la suite de la demande d’extradition émise par le juge espagnol Baltasar Garzon, elle prit résolument sa défense et partagea le thé avec «un dictateur, n’est-ce pas, qui tire contre son propre peuple».
«Thatcher et Pinochet, écrit Joaquin Estefania dans El Pais, n’étaient pas seulement unis par leurs intérêts (l’appui du Chili à la Grande-Bretagne lors de la guerre des Malouines), mais aussi par leurs sympathies pour un système économique, le néolibéralisme, qui connut son application la plus pure à l’époque de Pinochet sous l’égide des Chicago Boys. La formule fut celle d’une dictature militaire implacable, accompagnée d’une privatisation presque absolue de l’économie et de la disparition de tout signe de protection sociale.»
Cette amitié entre Margaret Thatcher et Augusto Pinochet est emblématique de la conception hémiplégique de la liberté qui a sévi lors des années du néoconservatisme triomphant. Ces «deux amis» ont démontré, en effet, qu’il n’y avait pas d’équation vertueuse automatique entre la «liberté des marchés et la liberté des esprits». Les principes les plus élémentaires, les plus essentiels, du libéralisme politique pouvaient être sacrifiés pour que règne le libéralisme économique le plus débridé.
L’impact du Thatchérisme sur les libertés individuelles doit aussi se juger à ses répercussions sur la cohésion sociale des pays démocratiques. Plus proche d’Ayn Rand, la pasionaria de «l’anti-altruisme», que des grands sages Isaiah Berlin ou Raymond Aron, la Dame de fer a rompu sans complexe avec le libéralisme classique, représenté en Grande-Bretagne par le parti libéral-démocrate, partisan d’une forme civilisée de la gestion publique et soucieux de ne pas briser le contrat social par des politiques économiques trop brutales.
En célébrant l’initiative entrepreneuriale et l’autonomie individuelle, elle a sans doute redynamisé une partie de l’économie britannique enlisée dans les blocages bureaucratiques et les corporatismes syndicaux, mais elle a aussi violemment accru les inégalités et rejeté sur les marges des pans entiers de la société.
En fin de compte, dans le décor design et luxueux de la City, les années Thatcher ont construit ce meccano mal vissé de la financiérisation et de la dérégulation de l’économie, qui menace aujourd’hui non seulement notre prospérité mais aussi la stabilité de nos sociétés. Le Thatchérisme a certes créé quelques grands innovateurs et entrepreneurs, mais son économie casino, vivier d’oligarques et de «ploutocrates», a aussi joué à la roulette russe avec le libéralisme politique, qui implique, comme le rappelle Alan Wolfe, dans son essai The Future of Liberalism, un sens raisonnable de l’intérêt général et de l’équité.
L’ultralibéralisme, comme dans les années 1930, pourrait bien redevenir l’antichambre du despotisme, loin des libertés tant célébrées. L’essor du national-populisme est en partie la conséquence de ce rejet de la modération et de ce mépris de la solidarité, qui ont accompagné les années Thatcher. Des années qui nous avaient été vendues comme des bons pour la liberté, mais qui risquent d’avoir l’effet toxique des subprimes sur nos sociétés désemparées.
Mon fils de 12 ans me demandait qui était M. Tatcher. Je lui ai expliqué et me suis rendu compte combien il était difficile de parler de cela à un enfant. Ensuite je lui ai fait lire cet article (qui comme de nombreux articles de M. Marthoz a le mérite d’être à la fois concis et clair), puis je lui ai fait écouter la chanson de Renaud. Il a apprécié l’article et la chanson.