Il était inévitable que l’élection de Jorge Mario Bergoglio renvoie à l’histoire tragique de l’Argentine et remue les eaux fétides de la «sale guerre» qui y sévit dans les années 1970. Et il n’était pas déplacé, comme certains l’ont clamé, de s’interroger sur le rôle du nouveau pape lors de cette période criminelle et ténébreuse. Oui, comme l’écrit Jon Lee Anderson dans le New Yorker, «quelle que soit la vérité, François l’Humble, tout comme l’Eglise argentine qu’il a longtemps servie, a beaucoup de choses à clarifier sur ce qu’il pensa, sur ce qu’il fit, durant cette sale guerre».
Même si beaucoup aimeraient aujourd’hui faire «borron y cuenta nueva» («effacer tout et recommencer»), ce passé n’est pas encore passé. Trente-sept ans après le coup d’Etat, la justice argentine continue de juger des crimes commis par la dictature, des familles ne savent toujours pas ce qu’il est advenu de leurs enfants ou petits-enfants «disparus» et des institutions peinent à vraiment assumer leurs responsabilités.
Cette actualité des années noires s’explique sans aucun doute par la brutalité inouïe du régime. «Nous tuerons d’abord les subversifs, ensuite leurs sympathisants, et puis les indécis et finalement les indifférents», s’exclama un général en 1976. Mais elle hante aussi les consciences parce que les militaires prétendaient «défendre l’Occident et la chrétienté».
Lors de cette période qui aurait exigé un sursaut éthique, l’Eglise argentine, pour paraphraser Bernanos dans Les Grands cimetières sous la lune, «préféra sa foi à sa conscience». «Comme l’Eglise de France sous le maréchal Pétain», nous disait un ami catholique argentin. La bénédiction accordée aux tortionnaires par des aumôniers militaires, l’imprimatur apporté au régime par une majorité d’évêques, le silence ou la discrétion d’autres membres du clergé constituent une tache indélébile dans l’histoire morale du catholicisme argentin.
La faute de l’Eglise fut institutionnelle et idéologique. Le national-catholicisme, auquel adhérait une grande partie de la hiérarchie, rejoignait la Doctrine de la sécurité nationale, forgée aux pires moments de la Guerre froide, qui appelait à extirper par tous les moyens «la subversion communiste». Cette «Théologie de la Domination» portait en elle la violence, la croisade, le «viva la muerte». Elle renvoyait à une époque, celle des années 30 et du franquisme, qui venait juste d’être dépassée en Espagne avec le retour de la démocratie.
Derrière son combat contre le «marxisme», la Junte charriait aussi une sourde hostilité à l’encontre du libéralisme politique, associé au «relativisme moral» et à la remise en cause de l’ordre traditionnel. Influencée par le nazisme ou le catholicisme ultra, elle professait très souvent un antisémitisme obsessionnel, comme le révéla le journaliste Jacobo Timerman, dans son livre Prisonnier sans nom, cellule sans numéro.
L’histoire de ces années fut celle d’une immense désorientation morale. Une grande partie de la population, épuisée par le chaos du gouvernement populiste d’Isabelita Peron, excédée par les attentats des groupes d’extrême gauche et d’extrême droite, cautionna, du moins dans un premier temps, le coup d’Etat militaire. Et elle chercha à justifier sa passivité en murmurant, à l’annonce d’arrestations de voisins ou de collègues: «Algo habra hecho» («Il a bien dû faire quelque chose»).
Au niveau international, l’attitude ne fut guère plus noble. Le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger souhaita «bonne chance» à la Junte. De nombreux pays européens, même ceux qui condamnèrent politiquement les excès du régime, lui vendirent des armes qui, quelques années plus tard, en 1982, furent utilisées contre la flotte britannique lors de la guerre des Malouines.
L’Union soviétique développa très activement ses relations commerciales avec les «traqueurs de communistes» à Buenos Aires. Et Cuba, proche pourtant des groupes d’extrême gauche argentins, appuya diplomatiquement la dictature à l’ONU, lorsqu’elle était mise sur la sellette pour ses violations des droits de l’homme.
Et puis il y eut la Fifa, qui, en 1978, organisa la Coupe du monde de football en Argentine. Les équipes jouèrent dans des stades bondés et exaltés, situés à quelques centaines de mètres des centres de tortures en activité.
Ce rappel des années de terreur serait désespérant s’il n’y avait eu que des assassins, des pleutres, des opportunistes ou des «discrets». Non, au milieu de ce désastre, des individus, des associations et même des Etats sortirent des rangs pour défendre la dignité humaine et sauver des vies.
Aux Etats-Unis, après l’arrivée à la Maison Blanche de Jimmy Carter en janvier 1977, Patricia Derian, sous-secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme, prit résolument la défense des victimes et des démocrates argentins. Un diplomate en poste à Buenos Aires, Tex Harris, se distingua en envoyant à Washington des rapports détaillés prouvant la culpabilité des militaires dans les disparitions. Au Congrès, le sénateur démocrate Edward Kennedy mena un combat acharné contre les généraux et ceux qui, à Washington, les présentaient comme des «amis de l’Amérique».
En Argentine, surtout, des personnalités d’un immense courage osèrent affronter la Junte, alors que rôdaient les tueurs dans leurs Ford Falcon banalisées. Bien sûr, ils ne furent pas nombreux, pas plus nombreux que les Français qui entrèrent, dès juin 1940, dans la Résistance. Mais ils confirmèrent avec éclat la fameuse phrase de Margaret Mead: «Un petit groupe d’individus conscients et engagés peut changer le monde. C’est même la seule chose qui se soit jamais produite.»
Certains étaient des militants politiques, proches des groupes péronistes ou d’extrême gauche, qui défendaient «les leurs», happés par la machine infernale de la répression. D’autres étaient des défenseurs des droits de l’homme, à l’image du rabbin Marshall Meyer, de l’intellectuel démocrate-chrétien Emilio Mignone, du rédacteur en chef libéral du Buenos Aires Herald Robert Cox ou du futur président de centre-gauche Raul Alfonsin. Contre les groupes extrémistes et la terreur d’Etat, ils agirent par principe, sans communautarisme idéologique ou religieux, parce qu’ils étaient intimement convaincus qu’aucune foi, aucune cause, ne justifie que l’on torture ou assassine en son nom.
Contrairement à Jorge Mario Bergoglio, ces «droits-de-l’hommistes» protestèrent publiquement, parce qu’ils estimaient que les «interventions discrètes», même si elles permettaient parfois de libérer un prisonnier, laissaient le champ libre à une idéologie de mort. Face à un tel régime assassin, ils étaient persuadés qu’il fallait témoigner ouvertement, priver les généraux de leurs alibis moraux, mettre l’opinion face à ses responsabilités.
Au moment où certains balaient comme un blasphème les interrogations sur le rôle du pape François lors des années 1970, les noms de ces héros de la nuit argentine doivent être rappelés. Parce qu’il y avait une alternative à la complicité, à la passivité ou au silence. Parce que l’histoire est condamnée à bégayer si les peuples et leurs dirigeants refusent d’affronter le passé qui les dérange. Parce que, surtout, les héros de cette époque de barbarie et d’infamie sont «le sel de la terre et la lumière du monde».
On peut comprendre que le père Bergoglio comme beaucoup d’autres prêtres ait craint les représailles d’une dictature basée sur la suspicion, la dénonciation, une forme de terreur sourde. Allende, Peron, Campora furent tous victimes de la même Réaction (ou Contra). L’association de défense des disparus “Abuelas de la plaza de Mayo” aimerait que le nouveau pape François fasse un geste :”nunca habló de los desaparecidos ni de los nietos”. Il est vrai que cela serait bien, fut-ce à titre de mémoire et de reconnaissance. Rien n’est pire pour une victime que l’indifférence et l’oubli. Pour le reste, excellent article, synthétique, éprouvé et pertinent. A relire pour bien saisir un cheminement historique et politique particulièrement complexe.