Ils « poutinisent » l’Europe

Depuis 1949, le Conseil de l’Europe fait figure de héraut de la démocratie et des droits humains. Avec son institution sœur, la prestigieuse Cour européenne des droits de l’homme, il donne à la ville qui l’accueille, Strasbourg, la fierté de pouvoir se présenter comme la capitale des « valeurs démocratiques européennes ».

Le Conseil de l’Europe se décrit d’ailleurs volontiers comme « l’antichambre de l’Union », le lieu douillet et bienveillant où les futurs candidats à l’adhésion se prépareraient à assumer peu à peu leurs engagements démocratiques et à respecter les « critères de Copenhague », ces lettres de créances de la respectabilité politique européenne.

Et pourtant, parmi les 47 Etats membres de l’institution strasbourgeoise, certains ne méritent guère de se réclamer des valeurs qui forment le socle du Conseil. Si les classements internationaux ont un sens, l’adhésion de ces pays n’en a guère. Selon le rapport 2012 de Freedom House, dix des Etats membres du Conseil de l’Europe, parmi lesquels la Russie, l’Albanie ou la Géorgie, sont « partiellement libres » et l’un d’entre eux, l’Azerbaïdjan, est même carrément qualifié de « non libre ». Ce pays est 156e au palmarès 2013 de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières.

De surcroît, contrairement aux postulats vertueux, l’adhésion au Conseil de l’Europe ne semble pas avoir automatiquement d’effet positif sur le comportement de ses membres les plus récalcitrants, qui violent gravement la Convention européenne des droits de l’Homme et n’appliquent pas les décisions de la Cour.

Ces derniers mois, plusieurs pays ont même reculé sur l’échelle de la démocratie. En Russie, le retour de Vladimir Poutine à la présidence a entraîné un coup de froid politique, qui s’est soldé par un durcissement à l’encontre de la société civile. L’Azerbaïdjan, qui avait multiplié les promesses pour accueillir suavement l’an dernier le concours de l’Eurovision, multiplie les arrestations de journalistes et d’opposants. Ces deux pays agissent comme s’ils ne craignaient aucunement le courroux d’institutions européennes dont ils dénoncent régulièrement l’irrévérence ou l’ingérence, alors qu’ils ont choisi sciemment d’en être membres et donc logiquement d’en accepter les règles.

A Strasbourg, le malaise s’exprime, comme toujours, avec discrétion, mais le constat n’en est pas moins sévère. «  Ces Etats entachent la crédibilité de l’institution et sapent son efficacité et sa légitimité », nous confiait le membre d’une délégation occidentale. Et la question surgit, lancinante : ne serait-il pas temps de sanctionner, voire de suspendre ou d’exclure les Etats qui ne respectent pas leurs engagements ?

Les « réalistes » font la moue, soulignant l’importance économique ou politique de certains de ces membres, « qu’il serait imprudent d’éconduire ». La Russie et l’Azerbaïdjan n’ont peut-être pas de bonnes idées quand il s’agit de démocratie, mais ils ont du pétrole. Et par les temps qui courent, les droits de l’homme n’ont pas le même degré d’octane que l’or noir du Caucase.

Les « pragmatiques » préconisent dès lors la patience, en tablant sur l’effet à long terme des leçons prodiguées par le Conseil de l’Europe. «  Nous collaborons par exemple intensément avec la Turquie pour qu’elle réforme ses lois liberticides. Et on progresse », nous confiait, optimiste, un fonctionnaire strasbourgeois.

D’autres, cependant, s’inquiètent de cette tolérance et parlent d’une « poutinisation » rampante d’institutions qui n’osent pas tenir tête à leurs membres les plus autoritaires et se montrent même disposées à revoir leurs normes à la baisse pour s’adapter aux manquements des Etats qui font tache dans les travées du Conseil.

En fait, les organisations intergouvernementales s’illusionnent quand elles estiment que leurs valeurs vont inévitablement déteindre sur leurs membres les plus revêches. C’est l’inverse qui peut même se produire. Comme le disent les économistes, « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Les membres toxiques corrodent peu à peu les institutions qui les ont acceptées et contribuent à troubler leurs pratiques et leurs normes. Une étude récente de l’European Stability Initiative appuie cette perception : intitulée « La diplomatie du caviar. Comment l’Azerbaïdjan a réduit le Conseil de l’Europe au silence », elle démontre comment ce pays a réussi à mettre dans son camp des élus européens tout heureux d’accepter ses invitations fastueuses et tout disposés, dans la foulée, à cautionner, entre la vodka et le caviar, ses pratiques autoritaires.

Le Conseil de l’Europe n’est pas la seule institution à souffrir de ce retour de flamme. L’Union européenne offre un autre exemple de cette pratique inconsistante de l’adhésion. Si elle s’étonne aujourd’hui des dérives de la Bulgarie ou de la Roumanie, elle semble oublier que ses propres experts avaient clairement exprimé leurs doutes à propos de ces deux pays minés par la corruption et la grande criminalité. Et si elle se dit préoccupée aujourd’hui par l’évolution de la Hongrie, dont la politique réactionnaire et la tentation autoritaire plombent le projet européen, cela fait deux ans au moins que ce pays remet en cause les principes démocratiques fondateurs de l’Union. En janvier 2011, une soixantaine de personnalités européennes, dont Vaclav Havel, avaient publié une lettre ouverte dénonçant le gouvernement hongrois et « son recours abusif à sa majorité parlementaire pour démanteler le système de séparation des pouvoirs et soumettre à son bon vouloir les institutions et les médias ».

L’Union européenne s’était alors cachée derrière la lettre des traités pour ne pas intervenir énergiquement contre Budapest. Le fait que le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, comme José Manuel Barroso et Herman Van Rompuy, soient membres du Parti Populaire Européen, a sans doute en partie expliqué la mollesse des remontrances. Fin février, alors que le Parlement hongrois était sur le point de voter des amendements constitutionnels douteux, le président du Conseil, en visite à Budapest, s’est même permis d’accorder son imprimatur à Viktor Orban, en évoquant «  des progrès substantiels  » dans les rapports entre la Commission et la Hongrie.

L’univers de la politique est inévitablement marqué par l’arbitrage et le compromis. Mais faut-il confondre ce pragmatisme avec la trahison de principes par ailleurs présentés comme essentiels ? En d’autres termes, faut-il à tout prix couvrir ou garder en son sein des membres qui ne respectent pas les règles et font un bras d’honneur à ceux qui, très légitimement, s’en inquiètent ?

En ces temps troublés, alors qu’une partie croissante de la population tâtonne dans les brumes de la crise, il serait peut-être temps que les institutions européennes respectables apportent un peu de clarté dans leurs rangs et dans leurs principes. La « lisibilité » de la démocratie est à ce prix. Sa survie aussi.

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