Le sourire des SS

 
 

Des voies ferrées qui débouchent sur l’enfer. Auschwitz-Birkenau. Plus d’un million d’êtres humains, hommes, femmes, enfants, sont passés entre ces miradors et ces clôtures de fil de fer barbelé, avant d’être dirigés vers les chambres à gaz et exterminés. 90 % d’entre eux étaient des Juifs, brutalement amenés de Hongrie, de France, de Belgique, de Pologne et d’autres pays occupés.

Juin 2012 : sous un léger crachin, quelques dizaines de personnes sortent du camp et se dirigent vers les autocars qui les ramèneront dans les hôtels d’Oswiecim (le nom polonais d’Auschwitz) ou de Cracovie. Un groupe d’étudiants marche en silence, des couples se serrent sous les parapluies, une jeune fille visiblement choquée se retourne et regarde encore et encore ces rails en tenaille et cette morne bâtisse, terminus de l’humanité.

Auschwitz-Birkenau. Comment expliquer pareille brutalité ? Pourquoi a-t-on laissé faire ? Qu’aurait-on pu faire ? Et l’angoisse surgit : tout cela ne pourrait-il pas recommencer dans cette Europe fatiguée qui, de nouveau, doute d’elle-même et se crispe ?

Dans une salle de conférence d’Oswiecim, à l’invitation de l’Auschwitz Institute for Peace and Reconciliation et du Bureau des Nations Unies pour la prévention des génocides, une vingtaine de diplomates, entourés de chercheurs, de hauts fonctionnaires et de militants des droits humains, sont réunis pour tenter de répondre à ces questions.

L’édition 2012 du séminaire Raphael Lemkin, du nom de ce juriste juif polonais qui, en 1943, créa le mot « génocide » se déroule sous la direction de James Waller, professeur du Keene State College et auteur de Becoming Evil, ou « comment des gens ordinaires commettent des génocides et des massacres de masse ».

Toutefois, si elle aborde tous les génocides du 20e siècle et analyse les crises meurtrières qui aujourd’hui ravagent la planète, la conférence ne peut s’extraire de cette proximité avec l’entreprise d’extermination nazie. Les images des camps d’Auschwitz I et de Birkenau restent omniprésentes : les chambres à gaz, les seringues des médecins assassins, les boîtes de Zyklon B, les centaines de valises en carton empilées, les menues chaussures d’enfants emportés dans la nuit et le brouillard, les cellules des torturés, les murs des fusillés.

Parmi toute cette accumulation de preuves du système SS et de ses crimes de lèse-humanité, notre regard s’est brusquement fixé sur des photos en noir et blanc, où se télescopent la souffrance indicible des victimes et la joie insoutenable des massacreurs. Pendant six ans, sur ces « terres de sang » (titre du monumental ouvrage de Timothy Snyder, sur « l’Europe entre Hitler et Staline », Gallimard, 2012), les SS, les gestapistes et des soldats de la Wehrmacht ont pu assouvir leurs plus vils instincts, ces pulsions de sadisme qui sourdent de la « bête immonde » dont parlait Berthold Brecht. Ils ont pu piller, humilier, violer, martyriser. Et sur ces photos du musée d’Auschwitz, on les voit se pavaner, heureux et fiers d’eux-mêmes.

A l’image du général Jürgen Stroop et de ses Waffen-SS sanglés dans des manteaux de cuir, qui, en 1943, regardent brûler le ghetto de Varsovie envahi par des hordes de tueurs nazis, décidés à exterminer tous les Juifs insurgés, y compris les enfants, les femmes, les vieillards et les malades qui avaient partagé cette sublime révolte de la dignité.

A l’instar de ces SS, clones d’Eichmann, qui posent devant l’objectif en compagnie de leurs comparses ou de leurs compagnes, à quelques mètres des usines de la mort, à quelques mètres de cet univers d’inhumanité qu’ils étaient chargés de régenter. La normalité bureaucratique du meurtre de masse, la banalité du mal.

Quelques jours plus tard, nous retrouvons ce « bonheur SS » à Cracovie. Dans l’ancienne usine d’Oskar Schindler, cet industriel qui sauva plus de mille Juifs, à quelques centaines de mètres de l’Umschlagplatz, où l’on rassemblait les habitants du ghetto avant de les envoyer à la mort, une exposition illustre la vie quotidienne sous l’occupation allemande. Avec, de nouveau, ces images insupportables d’assassins souriants et contents.

Comblés, deux membres de la division Totenkopf (tête de mort) contemplent avec morgue, du haut du château royal de Wawel, la ville conquise. Hilares, des soldats allemands regardent un des leurs tondre les papillotes d’un Juif arrêté. Ravis, deux soudards posent à côté d’une potence, où pendent les corps d’otages assassinés. Larbins, des officiers sourient, en regardant Hans Frank, le gouverneur général nazi, décorer des Polonais en partance pour les usines du Troisième Reich.

Qu’est-il arrivé à ces « bourreaux volontaires de Hitler », comme les a appelés Daniel Jonah Goldhagen ? Certains, sans doute, furent emportés dans l’effondrement du Reich. Quelques-uns durent répondre de leurs crimes devant la justice, lors de ce procès de Nuremberg, parfois sournoisement décrié comme le « procès des vainqueurs ».

Hans Frank fut condamné à mort. Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, fut exécuté en 1947. Jürgen Stroop fut livré à la Pologne et pendu sur les lieux de son crime. Mais pour tant d’autres, l’après-Auschwitz déboucha sur l’oubli, une vie « respectable » en Allemagne ou un exil doré en Amérique latine, dans l’Espagne franquiste, comme si rien ne s’était passé.

Grâce aux traqueurs de nazis, certains de ces assassins furent retrouvés et amenés devant la justice. Adolf Eichmann fut jugé à Jérusalem. Klaus Altmann, alias Barbie, le bourreau du résistant Jean Moulin, fut condamné à Lyon. Mais d’autres, trop nombreux, moururent dans leur lit familial, en toute sérénité, en toute impunité.

Aujourd’hui, dans leurs grands cimetières sous la lune, ces SS ricanent sans doute, car ils voient resurgir, au milieu des fanges des sociétés européennes, les bas instincts et les ersatz d’idées sur lesquels ils bâtirent leur règne de terreur. Jobbik hongrois, Aube dorée grecque, néonazis autrichiens, un peu partout, sur ce Vieux continent qui avait rêvé de fonder son avenir sur le rejet solennel des barbaries passées, des électeurs rejoignent des formations d’extrême droite pour qui Auschwitz est un détail ou un mensonge de l’Histoire.

Certains commentateurs trouvent même des circonstances atténuantes à ces personnes « égarées », présentées bien généreusement comme des victimes déclassées, angoissées, alors qu’elles entrent, en toute bonne conscience, en toute inconscience, dans un tunnel qui, dans les années 30, transforma peu à peu des « hommes ordinaires » en machines à tuer.

« Hitler entraîne tous les demi-soldes, tous les éléments troubles, fervents de violences et de coups, écrivait Joseph Kessel le 29 juillet 1932 dans un reportage à Berlin pour le quotidien parisien Le Matin. Il entraîne les déçus, les aigris, les désespérés de toutes les classes. Son programme sans contours, sans limites, où toutes les rancunes, où toutes les espérances trouvent place, permet tous les adeptes. »

Auschwitz-Birkenau, juin 2012. Plus jamais ça ?

MARTHOZ,JEAN-PAUL
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