Le 26 avril, le Pays basque célébrera le 75e anniversaire de la destruction de Guernica lors de la Guerre civile espagnole. Ce jour-là, des avions de la Légion Condor, fer de lance de l’intervention nazie en Espagne, accompagnés d’appareils italiens, déversèrent des tonnes de bombes incendiaires sur la ville et mitraillèrent ceux qui cherchaient à échapper aux flammes. Bilan : 1.700 civils tués, 800 blessés, et la ville fut réduite en cendres.
Cet événement reste à jamais gravé dans l’histoire, non seulement en raison de l’œuvre magistrale qu’elle inspira à Pablo Picasso, non seulement parce que Guernica et son arbre de la liberté restent aujourd’hui encore le symbole du peuple basque, mais aussi parce que cette barbarie continue à symboliser dans toute son horreur l’ensauvagement et les totalitarismes du XXe siècle.
« Gernika était à nous, écrivit un poète basque, elle appartient aujourd’hui au reste du monde ». Tragiquement, en effet, comme le note l’historien Gijs van Hensbergen, c’est l’annihilation de Guernica qui lui a assuré sa pérennité et son universalité. La ville est entrée dans l’imaginaire de l’horreur et depuis ce jour fatidique, son nom est évoqué chaque fois que des villes sont soumises à des bombardements massifs et indiscriminés.
Guernica fut également un champ de bataille de l’information. Immédiatement après la nouvelle du bombardement, les dirigeants franquistes déclarèrent que la ville avait été incendiée par les communistes et les anarchistes. « Incapables de contenir nos troupes, les Rouges ont tout détruit », annonça Radio Requete.
Une partie de la presse internationale relaya cette imposture. Charles Maurras, le dirigeant de l’Action Française, accusa même « les Russes » d’avoir « méthodiquement » incendié la ville. Assurée de la bénédiction du pape Pie XI, qui avait choisi le camp franquiste, la presse catholique en particulier, comme l’écrit Ian Patterson dans Guernica and Total War, créa un écran de fumée pour exonérer le général Franco, héros de la « croisade » contre le bolchevisme et l’athéisme.
Guernica nous rappelle que dans toutes les guerres, des « marchands de doutes » opèrent pour jeter le trouble, dévier les regards, embuer les esprits. Partout, des spécialistes de la confusion s’activent pour masquer les crimes de leurs partisans et les attribuer à leurs ennemis. Comme en 1940, lorsque les services d’agit-prop de l’Union soviétique prétendirent que la liquidation de milliers d’officiers de l’armée polonaise, dans la forêt de Katyn, avait été perpétrée par les nazis, alors qu’elle était l’œuvre du NKVD, la police politique stalinienne. Comme aujourd’hui en Syrie où le gouvernement et les rebelles se rejettent la responsabilité des atrocités.
Dans ce contexte permanent de pollution de l’information par les propagandes croisées, le souvenir de Guernica se télescope avec l’actualité de Homs ou d’Alep. Au moment, où les pro-Bachar, pourfendeurs des « média-mensonges », s’en prennent aux envoyés spéciaux de la presse internationale, accusés de relayer les visées impériales des puissances occidentales, Guernica démontre que le journalisme peut faire la différence entre la vérité et le mensonge.
Au moment où des reporters décident d’entrer clandestinement en Syrie pour aller « au cœur de l’info », dans les quartiers bombardés, au milieu des civils que l’on assassine, Guernica rappelle aussi qu’il y a des informations qui méritent que l’on prenne des risques.
Dans la soirée du 26 avril 1937, quatre envoyés spéciaux de la presse internationale étaient en train de dîner à Bilbao lorsqu’ils apprirent la nouvelle du bombardement. Ils se rendirent immédiatement à Guernica, sans penser un seul instant aux dangers qu’ils encouraient.
Parce que la mission du correspondant de guerre est d’aller au front, comme le pompier va au feu.
Le journaliste belge Mathieu Corman, reporter au quotidien communiste français Ce Soir, fut l’un des premiers à entrer dans la ville martyre, appliquant à la lettre la fameuse maxime de son confrère photojournaliste Robert Capa : « si la photo est floue, c’est que tu n’es pas assez près ».
Dans cette guerre civile espagnole, dont George Orwell disait qu’elle était recouverte d’une « atmosphère asphyxiante de mensonges », Mathieu Corman, partisan résolu de la République, aurait peut-être eu du mal à convaincre l’opinion internationale. Mais à ses côtés, il y avait aussi des correspondants de la « presse bourgeoise », qui ne pouvaient guère être taxés de partialité par ceux qui refusaient de croire à la responsabilité des franquistes et de leurs alliés italiens et allemands.
Ses compagnons, George Lowther Steer du Times, Christopher Holme de l’agence Reuters et Noel Monks du Daily Express, recueillirent eux aussi les témoignages des survivants et, sans équivoque, démontrèrent la culpabilité des franquistes. « Par la manière dont il a été exécuté, par l’ampleur des destructions qu’il a provoquées, par la sélection de ses cibles, écrivit fameusement George L. Steer dans le Times et le New York Times, le raid contre Guernica n’a pas d’équivalent dans l’histoire militaire. Guernica n’était pas un objectif militaire. Une usine de production de guerre est restée intacte. La ville était située loin derrière les lignes de front. L’objet du bombardement semble avoir été de démoraliser la population civile et de détruire le berceau du peuple basque. »
Sans l’audace, l’indépendance et l’honnêteté de ces journalistes, le crime de Guernica se serait perdu dans le brouillard de la guerre. « Sans eux, écrit Paul Preston dans son We Saw Spain Die, la vérité aurait été probablement enterrée sous l’épais manteau de la désinformation tissé par les franquistes. »
Sans leurs témoignages, aussi, les grandes voix morales n’auraient pas pu fracasser la communion des sourds et des aveugles volontaires. Le 8 mai 1937, forts de cette information, des intellectuels catholiques français, François Mauriac, Gabriel Marcel, Jacques Maritain, osèrent affronter la propagande officielle de « leur » Eglise pour désigner les vrais auteurs du crime.
Sans ces journalistes de terrain, le doute se serait installé, comme il s’installa pendant des années à propos des fosses de Katyn, comme il plane aujourd’hui sur les violences en Syrie.
« La vérité est toujours la première victime de la guerre », déclara fameusement Rudyard Kipling. Sans doute, mais cet adage n’arrête pas les journalistes qui ont la fureur d’informer. Tués dans les bombardements de l’armée syrienne en février dernier à Homs, Marie Colvin du Sunday Times et le jeune photographe français Rémi Ochlik étaient les héritiers de ces intrépides correspondants de la guerre civile espagnole, de ces « idéalistes sous les balles » comme les appela Paul Preston.
Comme ces grands reporters pénétrant dans Guernica dévastée, Marie Colvin et Rémi Ochlik prirent des risques immenses pour entrer dans Homs assiégée. Parce qu’ils croyaient au devoir d’informer, parce qu’ils refusaient le « silence on tue ! », parce qu’ils ne toléraient pas que le mensonge vienne achever le « travail » des assassins.
«La vérité est toujours la première victime de la guerre », déclara fameusement Rudyard Kipling. Sans doute, mais cet adage n’arrête pas les journalistes qui ont la fureur d’informer [voire, surtout, ….de désinformer!]