Depuis le début de l’affaire Dominique Strauss-Kahn, certains médias européens se livrent à l’un de leurs passe-temps favoris : la stigmatisation de la presse américaine, entièrement emballée, comme de graisseux fish and chips, dans ses journaux les plus poisseux et les plus vulgaires.
Les Etats-Unis, New York en particulier, comptent effectivement des journaux braillards et bagarreurs qui évoluent dans le monde brutal des news comme des boxeurs excités sur un ring sans arbitre. Ces derniers jours, la télévision française ne s’est pas privée d’étaler devant ses caméras ébahies les manchettes les plus violentes du New York Post ou du New York Daily News. Ces deux quotidiens tabloïde ne font pas dans la dentelle, en effet. Ils expriment sans fard et sans complexe un populisme dru et un chauvinisme cru. En d’autres termes, ils n’aiment pas beaucoup les cosmopolites, les bobos et les limousine liberals, c’est-à-dire la gauche caviar, surtout quand elle est française.
Rappelons à cette occasion que le mot tabloid, devenu synonyme de presse à sensation, désigne le format ramassé des journaux populaires anglo-saxons, à la différence des broadsheets, des journaux grand format dans lesquels la presse de qualité préfère se mettre en scène.
Le Daily News est traditionnellement un peu plus respectable que le New York Post (à ne pas confondre surtout avec l’excellent Washington Post), un peu plus modéré également et il compte quelques grandes signatures du journalisme populaire. Le New York Post, par contre, est aussi agressif que le Sun britannique. Ces deux fleurons de la presse de caniveau appartiennent d’ailleurs au même propriétaire, Rupert Murdoch, patron de la chaîne de télévision Fox News, le vaisseau amiral du journalisme offensif des milieux ultraconservateurs américains (Murdoch est également propriétaire du Wall Street Journal, le quotidien financier de référence, mais aussi le vivier éditorial du conservatisme américain).
La presse américaine ne se résume pas évidemment à ces médias engagés dans la chasse à DSK, comme la presse française ne se limite pas à France Dimanche ou à Nouveau Détective.
Depuis le début de l’affaire DSK, une partie importante des médias américains ont fait leur travail avec sérieux et décence. Si la conception américaine de la séparation entre vie privée et vie publique n’est pas celle de la presse française, elle ne débouche pas inévitablement sur ce mélange détonant entre le voyeurisme et le puritanisme qui déborde des « unes » et des pages éditoriales de la « presse populaire ».
Cette approche à l’américaine, tellement décriée dans une certaine presse française, n’est pas aussi ancienne qu’on pourrait le croire. Dans les années 1960, comme le raconte dans ses mémoires (A Good Life) l’ex-directeur du Washington Post, Ben Bradlee, les grands journaux américains s’étaient abstenus de dévoiler les frasques amoureuses de John F. Kennedy, comme la presse française avait choisi 30 ans plus tard de ne pas révéler la « deuxième vie » de François Mitterrand. C’était une autre époque, marquée par d’autres mœurs journalistiques.
L’affaire Clinton-Lewinsky a symbolisé la rupture de cette pratique journalistique, reflet d’évolutions politiques plus larges et en particulier de deux phénomènes mutuellement hostiles : le féminisme d’un côté, soucieux d’égalité des sexes et de respect des femmes; l’évangélisme protestant de l’autre, attaché à une conception moraliste du couple et de la société.
La presse américaine de qualité, comme le New York Times ou le Washington Post, suit plus qu’elle ne poursuit les affaires de mœurs. En grande partie, parce qu’elle s’intéresse aux enjeux sérieux du monde et parce qu’elle représente une sensibilité « libérale » ou progressiste, peu disposée à juger les comportements personnels des individus si ceux-ci ne sont pas criminels. Mais elle ne néglige pas l’impact politique public que peut avoir la vie privée d’un haut responsable politique. « Il ne s’agit pas de morale puritaine, nous confiait un ami journaliste américain, mais de responsabilité (accountability). Dans quelle mesure, nous disait-il, un chef d’Etat ou un directeur d’une institution internationale ne risquent-ils pas, par leur comportement personnel, de compromettre des intérêts vitaux ou d’entacher la réputation d’institutions importantes?”
Contrairement à leurs confrères de la presse tabloïde, ces journaux font généralement la différence entre les actes de la vie privée qui n’affectent pas l’Etat ou qui ne constituent pas un délit. En clair, le harcèlement sexuel, la violence familiale ou le viol méritent une couverture journalistique alors que les infidélités, si elles ne mettent pas en danger la sécurité et la réputation du pays, relèvent de la sphère privée.
Ces médias dérogeront également à la règle de la protection de la vie privée si une personnalité politique contredit dans sa vie privée les valeurs qu’elle défend en public. Malheur au politicien moralisateur qui se permet des écarts adultérins!
Les patrons de la grande presse de New York ou de Washington, qui connaissent très bien l’histoire du journalisme américain et surtout de ses titres les plus prestigieux, méditent encore sur le silence de leurs prédécesseurs à propos d’une maîtresse de John Kennedy. Celle-ci était également la petite amie d’un caïd de la mafia de La Havane expulsé de l’île par la révolution castriste, alors que les Etats-Unis étaient engagés dans une partie de bras de fer stratégique avec Cuba et son protecteur soviétique. Cette aventure présidentielle était de “l’aventurisme pour les Etats-Unis”.
L’affaire DSK est un test pour toute la presse, qu’elle soit européenne ou américaine. Test de décence et d’indépendance, du respect des personnes et de la vérité des faits. Test aussi de la compréhension des différences juridiques et culturelles entre deux nations, la France et les Etats-Unis qui ont offert et continuent d’offrir au journalisme international des exemples de mauvaises mais aussi de très bonnes pratiques.
Ce test commence par une présentation précise et sereine de la presse américaine, sans ces généralisations empressées ni ces stigmatisations excessives qui dénotent tout à la fois l’ignorance et l’arrogance de ceux qui s’y adonnent.
PS : pour en savoir plus sur la presse américaine et sa diversité, je me permets de vous référer à mon livre, La liberté sinon rien. Mes Amériques de Bastogne à Bagdad, qui comporte deux chapitres sur le journalisme « à l’américaine ».
Excellente mise au point. Assez de mettre tous les Français et/ou tous les Américains dans le même sac.
Ping : La presse américaine peut en cacher une autre. « Mes coups de coeur
Merci pour cet article, j’y vois plus clair maintenant.
Excellent papier qui dissipe le brouillard. Quand une partie de la presse américaine passe son temps à se rouler dans la fange, une autre prend le temps de l’enquête, de la vérification des faits, d’une certaine prise de recule. Pour apporter au lecteur une information crédible. A ce dernier en dernier ressort d’utiliser son libre arbitre et son esprit critique pour se forger sa propre opinion.
L’affaire Clinton-Lewinsky marque une rupture à un autre égard encore, me semble-t-il, dans la mesure où sa couverture médiatique a enfoncé plus qu’un coin dans une autre digue de la pratique journalistique sous la pression de la concurrence du nouvel acteur de l’époque, Internet: c’est en effet après avoir été “grillé” par l’internaute Matt Drudge dans la révélation des dessous de l’affaire, que nombre d’éditeurs ont commencé à se montrer moins inflexibles à l’égard du principe de la vérification (check and double-check) des informations rapportées.
absolument, marc. Cette pression est réelle même si elle ne doit pas devenir prétexte à un journalisme plus sensationnaliste ou moins respectueux de la sphère légitime de la vie privée