Vous avez dit: complots?

La lutte contre le conspirationnisme est devenue une des priorités de nombreux gouvernements occidentaux. Qui s’en étonnerait? Des « platistes » aux disciples de QAnon, les croyances les plus ésotériques se répandent comme une rivière en crue sur des sociétés en panne d’avaloirs. La crise du Covid et les doutes qui l’ont accompagnée ont donné aux complotistes une occasion inespérée de se dresser contre la « parole unique des sachants et des dominants ». Au risque de compliquer la mise en oeuvre de politiques efficaces de santé.
Le conspirationnisme a de multiples genèses. C’est « l’opium des imbéciles », tonne Rudy Reichstadt, fondateur de Conspiracy Watch, dans un livre au titre éponyme (Grasset, 2020). Mais sans vouloir chercher des excuses à ce phénomène, d’autres auteurs l’expliquent aussi par le désarroi et le sentiment d’impuissance que de nombreux citoyens ressentent face à la complexité du monde et aux mensonges récurrents des pouvoirs publics ou privés.
Il y a une demande pour le complotisme, comme il y a une demande pour la presse à sensations. Il y a une offre aussi. « C’est l’arme d’une nouvelle guerre asymétrique entre les régimes autoritaires et les démocraties libérales », dénoncent les dirigeants de l’Union européenne ou de l’OTAN, en pointant du doigt la Russie, ses médias d’Etat et ses officines de ré-information. « C’est le kérosène de l’extrémisme violent », préviennent ceux qui ont suivi, interloqués, l’invasion du Capitole à Washington le 6 janvier dernier. Depuis Les Protocoles des sages de Sion, le texte antisémite gribouillé en 1903 par les barbouzes de la police tsariste, on sait que les « histoires » racontées par des faussaires peuvent être meurtrières.
Le complotisme, à l’instar des infox (fake news), fait partie de la panoplie des stratégies d’influence et de subversion, qu’elles soient employées par des Etats, des djihadistes ou des extrémistes de droite. L’objectif n’est pas tant d’imposer sa vérité que de créer le doute et la confusion. La destruction du vol MH17 en Ukraine, les attaques chimiques en Syrie? Tout le monde vous ment!
En attaquant la réalité, ces stratégies contribuent à la changer. Les plus de 30.000 affirmations fallacieuses attribuées à Donald Trump lors de ses quatre années de présidence ont préparé une majorité de ses partisans à croire à la « giga-fraude électorale » qui l’aurait privé d’un second mandat. Une croyance qui hante désormais la démocratie américaine et qui corrode le principe du consentement informé sur lequel elle est théoriquement fondée.
Toutefois, la critique tous azimuts du complotisme et de la désinformation adverses contient son propre piège si elle est disproportionnée et dessine un monde où l’Europe, les Etats-Unis et leurs Establishments respectifs seraient par essence vertueux. Ce que contredit leur propre histoire, émaillée elle aussi de barbouzeries et de grands mensonges. « La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques», rappelait bien à propos Hannah Arendt en 1971, dans un essai inspiré par la duplicité officielle américaine lors de la guerre au Vietnam.

La morale de l’Histoire?
Cette duplicité, qu’évoque aussi Charles Lewis, le fondateur du Consortium international des journalistes d’investigation dans son livre 935 Lies (935 mensonges), voile en particulier les stratégies de pouvoir et de cupidité qui font partie du fonctionnement, mais aussi du dysfonctionnement de nos démocraties imparfaites. Quand des coalitions et des collusions d’intérêts privés abusent de leurs ressources, de leurs relations et de leur pouvoir pour « acheter le Congrès » ou pour échapper au contrôle des institutions publiques, elles confisquent effectivement la démocratie.
Certes, Donald Trump n’a pas rendu la tâche aisée aux hérauts de la transparence et de l’Etat de droit, en attribuant à un « Etat profond » libéral et cosmopolite l’origine de tous les malheurs de « son Amérique » populiste et nativiste. Mais c’est sur ce constat des rapports incestueux entre l’Etat, les grandes entreprises et l’Establishment militaire que le sociologue de gauche, C. Wright Mills, avait fondé en 1956 son célèbre essai L’élite au pouvoir. Etait-il complotiste? Pas plus que le président démocrate Franklin Roosevelt qui, en 1936, s’en était pris à la « ploutocratie », en s’exclamant: « Un gouvernement dirigé par l’argent organisé est aussi dangereux qu’un gouvernement dirigé par le crime organisé ». Pas plus non plus que le général et président républicain, Dwight Eisenhower, lorsque celui-ci dénonçait en 1961 le « complexe militaro-industriel » et le risque que celui-ci acquière « une influence injustifiée ».
Depuis, rien n’a vraiment changé. En 2014, le journaliste d’investigation James Risen décrivait dans Pay Any Price les complicités tissées par « une industrie de la peur », constituée d’entreprises militaires et de sécurité, qu’il accusait de détourner à son profit la riposte aux attentats du 11 septembre. Récemment, la journaliste et professeure à Columbia University, Anne Nelson, a dévoilé dans son livre Shadow Network, les manigances du Council for National Policy, un club d’oligarques pétroliers, de prêcheurs évangéliques et de politiciens républicains, levier du populisme blanc aux Etats-Unis.
Des groupes d’intérêt, des réseaux d’influence, existent bel et bien et ils agissent au coeur ou en périphérie du pouvoir, en court-circuitant s’il le faut des démocraties qui ont édenté leurs contre-pouvoirs. Et que dire de l’underworld, la pègre, qui complote avec l’upperworld, l’élite des affaires et de la politique, « brouillant de plus en plus les frontières entre la légalité et l’illégalité », comme le soulignait un rapport récent du GI-TOC, l’Initiative globale contre la criminalité internationale organisée!
La morale de l’Histoire? Le complotisme qui voit partout des Illuminati ou des reptiliens est sans aucun doute un symptôme et un accélérateur du mauvais état de santé de nos sociétés.Toutefois, la licence que nos Etats continuent d’accorder à des stratégies d’influence qui contournent la démocratie menace celle-ci autant, sinon davantage, que le conspirationnisme. Dénoncer la « démocratie des crédules » n’exempte pas de s’interroger sur les risques d’une « démocratie confisquée ».

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