«Comment demander à un homme d’être le dernier à mourir pour une erreur? ». Le 22 avril 1971, cette phrase avait secoué le Sénat américain, lorsqu’un jeune vétéran, John Kerry, était venu témoigner de son tour of duty au Vietnam. Celui qui devint par la suite le secrétaire d’Etat de Barack Obama (et qui est aujourd’hui l’envoyé spécial pour le climat au sein de l’administration Biden) s’était dit écoeuré par les crimes de guerre et la corruption, révolté par les mensonges. Et il avait imploré l’Amérique de mettre fin à son « erreur ».
Cette phrase revient hanter l’Amérique. Alors qu’on lui avait annoncé une sortie honorable de cette guerre sans fin, l’imprévision et l’improvisation de la Maison blanche apparaissent inexplicables, inexcusables. Mais cette focalisation sur l’événement, sur un instant de l’histoire, ne devrait exempter personne à Washington, aucun des quatre Présidents qui se sont succédé depuis 2001, d’une réflexion exigeante, sans faux fuyant, sur les causes profondes de cette débandade.
La commémoration du 20ème anniversaire des attentats du 11 septembre risque bien d’être dominée par les polémiques actuelles, alors que le temps semblait venu de réfléchir rationnellement à vingt ans de guerre contre le terrorisme. L’Amérique risque de sortir de ce charivari avec les mêmes certitudes altières et les mêmes jugements péremptoires, avec les « il n’y a qu’à », qui rendent pérennes le type d’erreurs dont parlait John Kerry à propos du Vietnam.
Les dirigeants apprennent-ils jamais des leçons de l’Histoire? Certains, oui. Dans ses mémoires, Counsel to the President, parues en 1991, l’ancien secrétaire d’Etat à la défense Clark Clifford avait résumé en une formule fulgurante les raisons de la défaite au Vietnam. « Cette guerre, écrivait-il, était fondée sur de fausses prémisses et sur de fausses promesses ».
L’analogie avec l’Afghanistan est inévitable. L’indéfinition des buts de la guerre, au-delà de l’objectif de venger les victimes du 11 septembre et de neutraliser al-Qaida, était une recette pour un désastre. Voulait-on stopper le djihadisme ou construire une nation et créer une démocratie moderne? Les controverses n’ont jamais cessé, mais pendant toutes ces années de guerre, une autre réalité s’est créée: une partie de la société afghane s’est engagée pour créer un pays plus libre, plus ouvert, plus respectueux des droits humains. Ce projet, avec sa part d’illusion, faisait aussi partie de l’équation de la présence internationale.
«On ne peut pas exporter la démocratie à coups de canon », répéteront une millième fois les « réalistes ». Sans doute, mais le sacrifice de centaines de milliers d’activistes, d’enseignants, de journalistes, de simples citoyens, donne à ce retrait une dimension tragique. « Un pays qui a dépendu pendant toute une génération de l’appui occidental s’est retrouvé abandonné », constatait amèrement John Simpson, rédacteur en chef mondial de la BBC.
Un drame annoncé
Le drame, toutefois, était annoncé. « Dès le départ, la politique américaine a été entachée de deux contradictions fatales », confiait fin août Dexter Filkins, auteur en 2008 du brillant essai, The Forever War. « D’un côté, nos principaux amis ont été les seigneurs de la guerre, qui ont mis en place un gouvernement sanctifié par des élections, alors que c’était un Etat criminel, qui, en volant l’argent américain et en considérant le peuple afghan comme une proie, était le principal moteur du recrutement des Talibans. De l’autre, le Pakistan, qui était supposé être notre allié, était en fait le sanctuaire des insurgés ».
De surcroit, le choix des armes – les bombardements aériens, les drones, le recours aux opérations clandestines et à des milices locales – a inévitablement débouché sur des bavures et des pertes civiles, qui, peu à peu, ont fait le jeu des insurgés. «Les Etats-Unis sont en partie responsables de la multiplication de leurs propres ennemis », notait Jeremy Scahill dans Dirty Wars (Lux éditeurs, 2013).
Et comme ce fut le cas au Vietnam, le gouvernement américain a largement présenté une version déformée de cette guerre menée dans un pays qu’il ne comprenait pas, écrit en substance Craig Whitlock dans son livre, The Afghanistan Papers. Pour le haut-commandement militaire, il y avait, contre toute évidence, « une lumière au bout du tunnel ». « L’armée afghane tiendrait ». Et une grande partie de la presse, reconnait David Ignatius du Washington Post, a relayé passivement ces postulats optimistes.
L’armée américaine s’agace de ce « cadrage » de la défaite. Certains au Pentagone auraient voulu frapper plus fort, « enlever les gants ». « Les Talibans n’ont pas gagné la guerre, les USA ont choisi de la perdre », note Nicole Bacharan. Le blame game, la volonté de reporter sur d’autres la responsabilité de l’échec, risque de balayer comme souvent une critique rigoureuse, celle qu’évoquait en 1966, lors de la guerre du Vietnam, le sénateur démocrate William Fulbright, et qu’il qualifiait de «forme la plus élevée de patriotisme », car elle contribue à protéger le pays contre des choix funestes. Comme l’écrivait le général français Benoit Durieux, « ces événements d’Afghanistan sont une bonne occasion pour revenir sur le sens de l’action militaire ». Sur sa fin et ses moyens. Et sur ses limites.
Cette introspection franche et honnête serait une marque de respect à l’égard des victimes (157.000 personnes tuées, dont 43.000 civils, depuis 2001). A l’égard aussi des soldats envoyés au front. 800.000 soldats américains « ont fait » l’Afghanistan, 2500 y ont perdu la vie. «Vous ne pouvez pas dire à ceux qui vont au combat et perdent leurs copains que ceux-ci sont morts pour rien », disait Joe Galloway en 2017. Ce Texan bourru, décédé trois jours après la chute de Kaboul, était le seul correspondant de guerre américain honoré d’une médaille de bronze pour héroïsme au combat, en 1965 au Vietnam. il avait critiqué la guerre en Afghanistan, menée dans l’ignorance du pays et de son histoire. « Il y a tous ces livres, toutes ces leçons, mais au Pentagone, personne ne semble les lire », déclarait-il. Pour lui, «envoyer de jeunes Américains dans des guerres absurdes était un péché impardonnable». L’épitaphe d’une tragédie.