Les deux lauréats du Prix Nobel de la Paix 2021, Maria Ressa, directrice de Rappler à Manille, et Dmitri Mouratov, directeur de Novaya Gazeta à Moscou, représentent une profession assiégée. Mais ils incarnent surtout une « certaine idée » du journalisme, libre, indépendant, critique, seul à même, selon la présidente du Comité Nobel Berit Reiss-Andersen, de « protéger contre les abus de pouvoir, les mensonges et la propagande de guerre ».
Cette option pour un journalisme engagé nous renvoie en 1936, lorsque le Prix Nobel de la Paix 1935 fut octroyé au journaliste allemand Carl von Ossietzky, « en raison de son amour ardent pour la liberté de pensée et d’expression et sa contribution précieuse à la cause de la paix ». Tout au long des années 1920, ce journaliste s’était distingué par ses dénonciations de l’ultra-nationalisme et des « revanchards » de la Reichswehr. En 1929, alors qu’il était le rédacteur en chef du magazine pacifiste de gauche Die Weltbühne (La scène mondiale), il osa même aller « un pont trop loin », en publiant des informations sur la reconstitution de la Luftwaffe en violation flagrante du Traité de Versailles.
Condamné en 1932 pour haute trahison, libéré quelques mois plus tard à la suite d’une amnistie, il avait refusé de partir en exil malgré l’imminence d’une victoire nazie. « Le journalisme n’est pas une assurance-vie », disait-il. Dès la prise de pouvoir national-socialiste, une tornade s’abattit sur la presse allemande Des centaines de journaux furent fermés, des dizaines de journalistes furent assassinés, envoyés dans des camps de concentration ou contraints à l’exil. Après cette épuration, il ne resta bientôt plus dans les rédactions que des sténographes du pouvoir qui, par conviction idéologique, peur ou conformisme, se mirent au garde-à-vous.
Carl von Ossietsky fut arrêté en février 1933, au lendemain de l’incendie du Reichstag. Il fut l’un des premiers à être interné dans l’univers concentrationnaire SS, maltraité et soumis au travail forcé. Un diplomate suisse, qui lui avait rendu visite en 1935 au camp d’Esterwegen, évoqua dans son rapport « une créature brisée, pâle comme la mort, avec un oeil gonflé et des dents cassées ». En 1936, soucieux d’améliorer son image avant les J.O. de Berlin, le régime nazi invita deux célèbres correspondants américains au camp de Sonnenburg, où Carl von Ossietzky était détenu. Flanqué de matons, celui-ci leur confia qu’il aimerait recevoir « des livres sur le Moyen Âge en Europe». « Les deux journalistes comprirent très bien son message, note Andrew Nagorski dans Naziland. Et ils regardèrent en silence le prisonnier regagner le nouvel âge des ténèbres».
Alertées par le secrétaire de la Ligue allemande des droits de l’homme, Hellmut von Gerlach, d’éminentes personnalités, d’Albert Einstein au futur chancelier allemand Willy Brandt, de Leon Blum à Bertrand Russell, se mobilisèrent pour que lui soit octroyé le Prix Nobel de la Paix. En Belgique, le bourgmestre socialiste d’Anvers Camille Huysmans, le professeur (et collaborateur régulier du journal Le Soir) Louis de Brouckère, le président du Parti ouvrier belge Emile Vandervelde appuyèrent sa nomination. Mais d’autres s’y opposèrent avec virulence. En Norvège, la plupart des journaux conservateurs et jusqu’au lauréat du Prix Nobel de littérature Knut Hamsun (qui sera reçu par Hitler en 1943) exprimèrent leur désapprobation. Deux membres du Comité Nobel démissionnèrent. Et en décembre 1936, le Roi n’assista pas à la cérémonie officielle. Par crainte de représailles allemandes.
L’honneur de la “trahison”
Sommé par les Nazis de refuser le Prix, Carl von Ossietzky, au contraire, l’accepta, revendiquant le droit d’être à la fois « pour la paix et pour l’Allemagne ». Pour une « autre Allemagne », celle qui, depuis 1933, était soumise au terrorisme d’Etat, celle aussi qui attendait des démocraties autre chose que l’attentisme et la pleutrerie. La presse nazie se déchaîna contre l’octroi de cette distinction à un « traître ». Face à ce régime, écrivait le pasteur anti-nazi Martin Niemöller, « il n’y avait qu’une seule possibilité de conserver son honneur, c’était précisément d’être prêt à subir tous les déshonneurs ».
Carl von Ossietzky resta prisonnier du système répressif SS, même lorsqu’il fut envoyé dans un hôpital privé pour soigner la tuberculose qu’il avait contractée – ou, selon certains, qu’on lui avait injectée – dans un des camps de concentration par lesquels il était passé. Il mourut le 4 mai 1938 et, sur ordre de la Gestapo, il fut enterré dans une tombe anonyme à Berlin.
L’écrivain allemand Klaus Mann, alors exilé en Suisse, lui rendit un vibrant hommage. « Pour que la mort héroïque de cet homme ne soit pas un vain sacrifice, nous devons suivre son exemple en nous montrant aussi courageux et persévérants qu’il l’a été lui-même », plaidait-il. Après la guerre, Carl von Ossietzky devint une référence pour l’autre Allemagne, celle qui, sur les ruines du Troisième Reich, voulait rebâtir le pays non plus sur « das Volk », mais, selon les mots de l’historien franco-allemand Alfred Grosser, sur « une éthique politique » démocratique.
En 1989, Carl von Ossietzky, fut honoré par un timbre de la Bundespost, de nombreuses écoles et rues portent aujourd’hui son nom, mais en 1996 la justice allemande, procédurière ou réactionnaire, refusa encore de le réhabiliter. « Si Carl von Ossietzky a fait honneur à l’humanité, ses juges d’hier et d’aujourd’hui font honte à l’Allemagne », s’indigna un autre Prix Nobel de la Paix, Elie Wiesel, rescapé d’Auschwitz et de Buchenwald.
Dans son dernier éditorial, avant son interdiction en mars 1933, le Weltbühne clamait, frondeur, que « malgré tout, l’esprit finit par s’imposer ». L’historien allemand et ancien déporté Günther Weisenborn lui faisait écho en 1953 dans Une Allemagne contre Hitler (Editions du Félin, Paris, 1998). « Il n’y a rien de plus grand au monde que le combat de la raison lumineuse contre la force aveugle », écrivait-il dans ce livre pionnier sur l’opposition allemande au nazisme. Sans Carl von Ossietzky, « sans ces opposants et résistants, notait Alfred Grosser dans la préface à l’édition française, l’Allemagne d’aujourd’hui serait autre ».