Alors que les diplomates paradent à Glasgow, le coquelicot à la boutonnière, un peu partout dans le monde, des militants environnementaux continuent d’être harcelés, arrêtés, assassinés, en toute impunité. L’année dernière, selon l’association Global Witness, 227 d’entre eux au moins ont été tués. Pratiquement dix fois plus que le nombre de journalistes qui, la même année, ont été victimes d’assassinats ciblés. Parmi les pays les plus dangereux: la Colombie, le Mexique et les Philippines.
C’est une vielle histoire. Le meurtre de Chico Mendes, le défenseur brésilien de la forêt amazonienne, date de 1988. L’exécution par la dictature militaire nigériane de Ken Saro-Wiwa, militant hostile à la prédation pétrolière en terre ogoni, remonte à 1995. Depuis lors, le bilan n’a fait que s’alourdir, baromètre d’un monde qui se « modernise » en même temps qu’il s’enlise.
En 1992, à l’issue du Sommet de la terre à Rio de Janeiro, les délégués des Etats avaient établi comme principe essentiel le droit d’informer sur les questions environnementales. Et pourtant, les journalistes qui suivent les sujets liés à l’environnement sont eux aussi dans la ligne de mire. Selon Reporters sans frontières, 21 journalistes environnementaux ont été assassinés au cours des dix dernières années, des centaines d’autres ont été l’objet de violence ou de menaces.
Dans le Wild West du monde, couvrir l’environnement est une mission à hauts risques. Dans son essai sur « la guerre autoritaire contre le journalisme environnemental », paru en 2020, Peter Schwartzstein, du Center for Climate & Security, dépeint une planète sans loi, de l’Iran à la Chine, de l’Egypte à l’Ouzbékistan, où des agents de l’Etat, mais aussi des magistrats aux ordres et des milices privées s’en prennent à la presse en toute impunité. Dans La traque verte. Les dernières heures d’un journaliste en Inde (Actes Sud, 2017), Lionel Astruc décrit implacablement cette guerre contre la nature et le droit d’informer.
Cette violence est d’autant plus brutale que la dégradation écologique, en particulier liée à la déforestation et à l’exploitation extractive, est au croisement de toutes les dérives politiques, affairistes et mafieuses. Elle s’accompagne de violations graves des droits humains, du travail forcé, de la spoliation des communautés originelles, de violences de genre. Elle se déroule dans un système généralisé de collusion et de corruption d’Etat. Elle se confond avec des organisations criminelles organisées.
Dans les pays démocratiques, la violence physique est rare. Et pourtant, en France récemment, Morgan Large, journaliste à Radio Kreizh Breizh, a été victime de « malveillances » à la suite de ses enquêtes sur l’industrie agro-alimentaire en Bretagne. Sa voiture a été sabotée, son chien empoisonné, le local de sa radio dégradé. En Italie, la directrice du site Il Tacco d’Italia, Marilú Mastrogiovanni, est depuis des années menacée par la Sacra Corona Unita, une organisation mafieuse impliquée dans le business juteux des déchets dans la région des Pouilles.
L’étouffement de l’information passe aussi par le harcèlement judiciaire et médiatique. De nouveau, c’est une vieille histoire. Quand, en 1962, la biologiste américaine Rachel Carson publia Le printemps silencieux, qui décrivait l’impact des pesticides, ses adversaires l’accusèrent de « saper le modèle américain » et de « faire le jeu des communistes ». Il fallait la discréditer, tout comme il fallait disqualifier Vance Packard, dont les best-sellers (L’art du gaspillage, Les Obsédés du standing, etc.), parus dans les années 1950 et 1960, dénonçaient l’emballement de la société de consommation.
La privatisation du secret d’Etat
La rétention de l’information fait partie de l’arsenal. On sait aujourd’hui que de grandes compagnies pétrolières étaient au courant, dès les années 1970, de l’impact des énergies fossiles sur le réchauffement climatique. Elles choisirent d’enterrer cette recherche et de dénigrer en public les « esprits dérangés » qui publiaient des « vérités dérangeantes », retardant ainsi la prise de conscience de la gravité de la crise climatique.
Des gouvernements, même ceux qui se réclament bruyamment du libéralisme politique, multiplient les entraves à l’information environnementale. « Dans de nombreux pays, il est extrêmement difficile, voire impossible d’obtenir des informations et données scientifiques sur l’environnement et les politiques publiques qui l’impactent », notaient la semaine dernière une soixantaine de journalistes internationaux réunis à l’initiative de RSF. Au Canada, selon l’association Canadian Journalists for Free Expression, les autorités, à l’époque du gouvernement conservateur de Stephen Harper (2006-2015), limitèrent drastiquement l’accès des journalistes aux experts publics chargés du dossier controversé des sables bitumineux.
A ces stratégies institutionnelles, politiques ou professionnelles s’ajoute désormais l’agitprop des guignols de la désinfo, «Les menaces existentielles, comme le changement climatique, sont démultipliées par la corruption de l’écosphère de l’information, par le rejet absurde de la science et l’adhésion massive aux stupidités complotistes », s’énervait en janvier dernier le prestigieux Bulletin of Atomic Scientists. Des médias « négationnistes du climat », les « toxic ten », comme les appelle le Center for countering digital hate, diffusent des torrents de contre-vérités, que les plateformes peinent à filtrer. Leur objectif est de créer le doute et la chaos informationnel. « Flood the zone with shit (inondez la zone de m…), selon la formule attribuée à l’ex-conseiller de Donald Trump, Steve Bannon.
Cette violence physique, institutionnelle ou virtuelle donne la mesure des immenses intérêts en jeu. « Les droits des journalistes qui travaillent en première ligne des conflits liés à l’environnement sont un élément crucial de toute stratégie pour contenir le réchauffement climatique », écrivait Joel Simon, le directeur du Comité de protection des journalistes (CPJ, New York) en 2009. Douze ans plus tard, les prédateurs de la terre et de l’information sont toujours là. Certains, comme le président brésilien Jair Bolsonaro, étaient même, la main sur le coeur, à Glasgow.