Et revoilà le « monde libre »?

Le lancement du pacte de défense entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume uni est une étape majeure dans le « pivot » de la politique étrangère américaine. Il vient compléter le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité entre les Etats-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon. Deux initiatives qui visent essentiellement à contenir la montée en puissance et l’expansionnisme de la Chine dans l’Indo-Pacifique.
La rivalité sino-américaine rappelle inévitablement la Guerre froide (1945-1989) par l’importance accordée à la bataille des valeurs et des idées. Les Etats-Unis présentent, en effet, ce face-à-face non seulement comme un choc de puissances économiques et militaires, mais aussi comme l’opposition entre des systèmes politiques radicalement différents. Contrairement à Donald Trump, le Président démocrate postule que la démocratie libérale est un atout de l’influence américaine sur la scène internationale. Sa convocation d’un Sommet des démocraties les 9 et 10 décembre prochains relève de ce story-telling.
L’administration Biden peut-elle, toutefois, prétendre à ce leadership démocratique, alors que, selon Nicole Gnesotto, vice-présidente de l’Institut Jacques Delors, elle est «affaiblie et plus unilatéraliste que jamais? « Croire que l’intérêt américain représente l’intérêt général de l’Occident est une illusion dangereuse », écrivait-elle récemment dans Le Monde.
L’efficacité de cette stratégie dépend aussi de sa cohérence et, en premier lieu, de la réalité de la démocratie dans les pays qui la promeuvent. Or, selon le Democracy Index publié en février par la revue The Economist, seuls 8,5% de la population mondiale vivent dans une « pleine démocratie ». La plupart des vieilles nations libérales sont en crise, minées par l’explosion des inégalités, les crispations identitaires, la méfiance à l’égard des institutions et la montée des extrémismes. Peril, le titre du dernier livre du célèbre journaliste du Washington Post, Bob Woodward, résume parfaitement les risques qui pèsent en particulier sur la démocratie américaine.
La crédibilité de cette initiative sera tout autant déterminée par la nature des pays invités à rejoindre ce combat contre l’autoritarisme. Si la coalition des démocraties, dont rêve Joe Biden, est trop oecuménique, elle risque de ressembler au « monde libre » de la vieille Guerre froide. Un monde attrape-tout, qui accueillait aussi le général Franco, la Grèce des colonels, la Turquie des généraux, le shah d’Iran, les pétro-dictatures du golfe Arabique et le régime d’apartheid sud-africain. Ces alliances douteuses ont constamment accompagné et décrédibilisé la politique étrangère des Etats-Unis…et de leurs alliés occidentaux.
Consciente de ces précédents historiques, l’initiative de Joe Biden semble d’avantage s’inspirer de la Communauté des démocraties. Lancé sous la présidence de Bill Clinton en 2000 et cautionné par d’éminents ex-dissidents du bloc communiste comme Bronislaw Geremek, ce front des démocraties paraissait prometteur. Sauf que, parmi les 106 pays qui signèrent le Déclaration de Varsovie, se trouvaient aussi des régimes qui contredisaient ses principes altiers. Et, aujourd’hui encore, le Conseil de gouvernance de cette Communauté comprend des pays comme la Hongrie, la Pologne, le Salvador ou le Maroc, qui ne sont pas vraiment des modèles de démocratie libérale.

L’ambivalence
Le bras de fer avec la Chine risque de déboucher sur le même type d’ambivalence. Alors qu’il s’était engagé à placer les droits humains « au centre de sa politique étrangère », Joe Biden a très vite recalibré ses ambitions. Des organisations de défense des droits humains lui reprochent déjà d’avoir normalisé ses relations avec l’Arabie saoudite, en dépit d’un rapport accablant de la CIA sur l’assassinat à Istanbul du journaliste dissident Jamal Khashoggi, et de ménager l’Egypte du général Al-Sissi et la Turquie d’Erdogan.
Le renforcement des relations avec l’Inde est un autre test de cette « diplomatie démocratique ». Empressés de créer un contrepoids à la Chine, les pays occidentaux tendent à fermer les yeux sur la nature toxique de l’actuel gouvernement indien. Issu des milieux ethno-nationalistes hindous, le Président Narendra Modi s’est engagé dans une voie autoritaire – marquée par la discrimination à l’encontre des musulmans et l’intimidation de la presse – qui entache l’image de l’Inde comme « plus grande démocratie du monde ».
Cette politique d’alliances a inévitablement le « réalisme » pour excuse. Elle renvoie à l’expression attribuée au président Franklin Roosevelt à propos du dictateur nicaraguayen Tacho Somoza dans les années 1930: « C’est un fils de p…, mais c’est le nôtre ». Elle prétend aussi regarder le « monde tel qu’il est »: « face aux enjeux actuels, comme le réchauffement climatique ou le terrorisme, clament les tenants de la Realpolitik, n’est-il est pas déraisonnable de faire de la démocratie le socle de la diplomatie, en prenant le risque d’exclure des pays, comme la Chine ou la Russie, sans lesquels il ne peut y avoir de sécurité globale? »
Sans doute, mais ils oublient que la « perte » de la Chine en 1949, de Cuba en 1959, de l’Indochine en 1975, de l’Iran et du Nicaragua en 1979, de l’Afghanistan aujourd’hui, résulte en partie de cette complaisance à l’égard de « nos autocrates ». « Une politique est condamnée à l’échec si elle viole délibérément nos promesses et nos principes, nos traités et nos lois », avait prévenu l’éminent Walter Lippmann en 1961 après le fiasco de la Baie des Cochons, à Cuba.
« La politique extérieure n’exige l’usage de presque aucune des qualités qui sont propres à la démocratie », disait Alexandre de Tocqueville. Le Sommet de décembre est censé le contredire en démontrant que la mésentente entre la diplomatie et les droits de l’homme n’est pas une fatalité. Sa convocation, toutefois, risque de s’inscrire dans une longue tradition d’instrumentalisation de la rhétorique démocratique au service de politiques de puissance. Or, aujourd’hui, ce sont les « qualités propres à la démocratie », qui sont en péril. « Nous devons d’abord réparer et revigorer la démocratie chez nous », écrivait Joe Biden début 2020. Dont acte. Démocratie bien ordonnée commence par soi-même.

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