La publication début octobre du rapport Sauvé sur les violences sexuelles au sein de l’Eglise catholique française a provoqué un séisme. 216 000 personnes aujourd’hui majeures ont été abusées par des prêtres ou des religieux depuis 1950 alors qu’elles étaient mineures ; quelque 3 000 clercs se sont comportés en pédocriminels. Et, comme partout ailleurs dans le monde, la gravité et la persistance de ces abus n’ont été rendues possibles que par une longue et insoutenable conspiration du silence.
Aux Etats-Unis, la dénonciation publique de ces crimes date au moins du début des années 1980 et elle a été l’oeuvre d’une poignée de journalistes, souvent catholiques. Jason Berry, du National Catholic Reporter, avait alors publié une enquête accablante, qui lui valut le Prix de l’Association de la presse catholique, mais aussi le courroux de la hiérarchie et la réprobation d’une partie des fidèles. Le journaliste, auteur également d’un des premiers livres consacrés à ce scandale, Lead Us Not Into Temptation (1992), était accusé d’avoir « trahi les siens », alors qu’il se référait aux valeurs de respect et d’humanité inlassablement proclamées urbi et orbi et en chaire de vérité.
En 2004, un autre de ses livres, écrit avec Gerald Renner, Le voeu du silence: l’abus de pouvoir sous la papauté de Jean-Paul II, démontrait que le phénomène n’était pas qu’américain et que la piste remontait jusqu’à Rome. Il dénonçait en particulier la protection accordée à Marcial Maciel Degollado, le fondateur mexicain des Légionnaires du Christ, alors que celui-ci était accusé depuis des années de « comportements inappropriés ». Ici aussi, une poignée de journalistes, mexicains, de La Jornada ou de Proceso, rabroués parfois par leurs collègues plus déférents à l’égard de l’institution ecclésiastique, avaient révélé le scandale et dénoncé l’omerta, « le pacte de type mafieux », comme le qualifiait en 2010 le sociologue Fernando Gonzalez, dont cet homme d’Eglise avait bénéficié au Mexique et au Vatican.
Si l’Eglise catholique avait écouté ces journalistes dérangeants, ses propres lanceurs d’alerte et surtout les victimes, au lieu de les disqualifier, elle ne serait pas aujourd’hui aussi profondément embourbée dans l’infamie. Elle préféra relativiser l’ampleur du phénomène, parler de péché plutôt que de crime, profiter de la passivité des autorités publiques et judiciaires ou se défausser sur « les autres », les évangéliques, Hollywood, les clubs sportifs, « qui, eux aussi, ont fauté ». Quand elle ne prêta pas des intentions indignes à ceux qui, en dévoilant les abus, assumaient leurs responsabilités.
Ainsi, en 2002, lorsque des journalistes du Boston Globe publièrent leurs révélations sur la pédocriminalité au sein de l’Eglise locale, l’influent cardinal hondurien Oscar Rodriguez Maradiaga, alors papabile, parla de « persécution » anti-catholique. Il accusa même la presse, « obsédée par des scandales sexuels vieux de 30, 40 ans», de vouloir détourner l’attention des événements qui se déroulaient alors au Moyen-Orient et « des injustices commises contre le peuple palestinien ». « Il n’y avait aucune préoccupation pour les enfants victimes, juste l’obsession du secret et de la protection de l’Eglise », s’indignait un des journalistes du Boston Globe.
Le forcement des consciences
L’attitude de l’Eglise reflète ce que Paul Thibaud, dans la revue Esprit, qualifiait en 2016 de « suffisance cléricale », « une prétention d’immunité étant opposée au droit commun de l’Etat ». Mais elle révèle aussi la docilité excessive des fidèles. « Sous ces affaires, ce n’est pas seulement la hiérarchie qui est en cause, mais l’ensemble des catholiques qui n’osent pas dire à celle-ci ce qui ne va pas », regrettait en 2016 Isabelle de Gaulmyn, actuelle rédactrice en chef de la Croix et autrice du livre Histoire d’un silence. Pédophilie à Lyon: une catholique raconte. (Le Seuil). Une majorité de catholiques, comme ceux de Boston en 2002, furent choqués par la révélation de ces crimes. Mais « une partie de nos lecteurs nous disait aussi de ne pas trop en parler, que c’était une affaire de famille. Que c’était trop douloureux à entendre », confiait de son côté un journaliste catholique français en 2019.
Et pourtant, « on ne criera jamais trop souvent la vérité », écrivait Stefan Zweig dans Conscience contre violence (1936), un essai fracassant contre le « forcement des consciences » et le « fanatisme de la subordination » sous le règne de Calvin à Genève au XVIè siècle. « Le refus du silence de l’Eglise, c’est d’abord y introduire le débat et la critique », plaidait Isabelle de Gaulmyn. L’histoire catholique officielle n’insiste guère, en effet, sur ses dissidents et ses remontrants, sur ces « chrétiens réfractaires », comme les appelait Nicole Chavranski dans La Vie, qui s’insurgèrent contre les Croisades et leur «cortège de crimes et d’excès, qu’ils considéraient comme une trahison de l’essence même du message évangélique ». Ou sur François Mauriac et Georges Bernanos qui, lors de la guerre civile espagnole, condamnèrent les violences des troupes franquistes bénies par l’Eglise catholique. Rompre la communion des croyants serait-il plus grave que dénoncer des crimes?
Le Pape François s’est solennellement engagé à combattre les abus sexuels au sein de l’Eglise. Le défi est réel pour une institution, comme tant d’autres, dogmatique, autoritaire et verticaliste, où, trop souvent, on apprend à réciter plus qu’à penser, où le devoir d’obéissance fait de l’ombre à la conscience, où la loyauté est préférée à la liberté et à la vérité.
Or, face à un tel scandale, la fidélité et la docilité ne peuvent être des prétextes à l’abdication morale ou au déni d’intelligence. « S’il désire sincèrement suivre la meilleure voie, l’individu doit apprendre à maintenir une attitude critique face aux coutumes et aux croyances de la tribu », écrivait le philosophe Bertrand Russell (1872-1970). L’avenir de l’humanisme, de l’universalisme…et du catholicisme est à ce prix. La protection des êtres humains aussi, car, lorsqu’on est confronté à des crimes, l’éthique et la loi ne laissent pas d’autre choix que de critiquer « les siens ». Cette « trahison » est la voie de la justice…et de la rédemption.