En 2002, l’Afghanistan était 104ème au classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières. En 2021, il avait dégringolé à la 122ème place. Et pourtant, au cours de ces vingt années de présence militaire internationale, le secteur des médias était, avec la scolarisation des filles, l’un des rares succès dont pouvaient se targuer ceux qui ambitionnaient de créer une société plus moderne et plus libre.
Le paradoxe n’est qu’apparent. La chute au palmarès de RSF s’explique non seulement par la montée en puissance des Talibans au fil de leur longue marche vers Kaboul, émaillée de violences, mais aussi par le cynisme de gouvernements «démocratiques » afghans de moins en moins empressés d’assurer la protection de journalistes qui enquêtaient sur leur arbitaire et leur corruption. La liberté de la presse a été le « canari dans la mine », annonçant le coup de grisou.
Depuis la Blitzkrieg victorieuse des Talibans, des cohortes de journalistes ont quitté l’Afghanistan, plus de la moitié des médias ont cessé leurs opérations, l’immense majorité des femmes journalistes ont été écartées, des dizaines de reporters ont été brutalisés et emprisonnés, l’auto-censure règne. Symbole de « l’ordre nouveau », le ministre de l’Intérieur appartient au clan Haqqani, un réseau islamiste et mafieux qui, en 2008, avait enlevé le journaliste du New York Times, David Rohde, et son fixeur.
Obstinés, courageux, quelques journalistes locaux, comme ceux d’Etilaat Roz, résistent. Des envoyés spéciaux de la presse internationale sont toujours sur place, mais dans ce « cimetière des Empires », les journalistes apparaissent condamnés aux catacombes. Et le pays risque de pâtir, de nouveau, des routines et des tropismes du journalisme international.
L’information, lorsqu’elle couvre des pays « du bout du monde », a du mal, en effet, à suivre les sujets qui s’éternisent. Les yeux rivés sur « l’actu », elle s’écarte très vite des événements qui, en se répétant, finissent par provoquer lassitude et engourdissement. Elle peine tout autant à repérer et à traiter les indices, la succession de petites secousses ou les empilements de cailloux, qui annoncent les grands éboulements.
Depuis l’intervention soviétique en 1979, tout au long de la guerre civile, sous le règne des Talibans et pendant les vingt ans de « guerre sans fin », l’Afghanistan n’a généralement suscité qu’un intérêt intermittent dans la presse internationale. Seuls quelques passionnés de ce « royaume de l’insolence », comme l’avait qualifié Michael Barry en 1984, s’obstinaient à s’y rendre et à s’y intéresser. Leurs reportages ont été régulièrement récompensés par des prix prestigieux, comme le Pulitzer accordé aux envoyés spéciaux du New York Times en 2009, ou l’Albert Londres octroyé en 2011 à Emmanuel Duparc de l’Agence France Presse, pour leur plongée périlleuse au coeur des « dirty wars » (sales guerres) de l’AfPak (le nom donné par l’administration Obama à cette zone de conflits).
Toutefois, ces journalistes n’ont pas vraiment réussi à sortir le pays de son insignifiance au baromètre international de l’information.
Le journalisme du parachute
De même, « un long bâillement », pour reprendre l’expression d’un chroniqueur du New York Times, a accueilli les enquêtes qui contredisaient les déclarations optimistes officielles. A l’exemple des War Logs, les rapports des unités américaines de combat fuités par Wikileaks en 2011, ou encore des Afghanistan Papers, inspirés d’un rapport accablant de l’Inspecteur spécial américain pour la reconstruction de l’Afghanistan, publiés dans le Washington Post en 2019, qui révélaient une « guerre ingagnable » et annonçaient une issue calamiteuse.
Une grande partie des médias ont pratiqué le « journalisme du parachute », notait Lorraine Ali du Los Angeles Times, arrivant trop tard, quittant trop tôt, se focalisant sur le fracas des armes et négligeant les évolutions profondes de la société. Or, dans ce type de conflit de « basse intensité », le droy iable est dans les détails et dans la durée. Il se niche dans une succession d’événements localisés, limités, qui, s’ils n’atteignent pas immédiatement une intensité suffisante sur l’échelle de Richter de l’information mondiale, préparent presque toujours le « grand effondrement ».
L’insécurité a aussi conditionné l’attention consacrée à l’Afghanistan. Menacés d’enlèvement, contraints de « s’embarquer » au sein d’unités militaires, les envoyés spéciaux ont rarement eu la possibilité d’observer sur le terrain le basculement qui était en train de s’opérer dans les zones éloignées de Kaboul. Comme l’expliquait Anand Gopal dans le New Yorker, les médias ont largement négligé une population rurale, qui, en dépit des brutalités des Talibans, se disait fatiguée des bavures alliées, écoeurée par la corruption massive du pouvoir, révoltée par les exactions des seigneurs de la guerre. Et qui, sans doute, était aussi trop traditionaliste pour accueillir les « missionnaires de l’Occident ».
Lors de la guerre civile qui avait suivi le retrait soviétique, mais aussi sous le règne des Talibans, l’Afghanistan avait déjà été une « zone de silence ». Le pays n’intéressait plus grand monde, dès lors que l’Armée rouge, épuisée, défaite, l’avait quittée. Dans de nombreuses rédactions américaines, le mot Afghanistan en était arrivé à désigner une information « dont tout le monde se fiche». En 1997, CBS News enleva même le nom d’Oussama Ben Laden d’un documentaire réalisé par son célèbre correspondant Tom Fenton, « parce qu’il y avait trop de noms étrangers » dans son reportage! « Nous avons raté l’info », affirmait en 2008 le grand reporter Roy Gutman dans How We Missed The Story ». Or, c’est lors de ces années fatidiques que se développa Al-Qaida et que se tramèrent les attentats du 11 septembre.
Rebelote? « Si l’Occident, après le retrait de ses troupes, ignore l’Afghanistan, il le redécouvrira très vite lorsque les groupes globaux, comme Al-Qaida et Daech, inspirés par la victoire talibane, s’en prendront à votre pays, comme ils l’on fait au mien », prévenait Samiullah Mahdi, un journaliste afghan, auteur du rapport La plume contre l’AK-47 publié début septembre au Centre Shorenstein de Harvard University. L’histoire ne se répète pas, elle hoquette.