Dorothy Thompson était correspondante du New York Post à Berlin dans les années 1930. Elle fut aussi la première journaliste américaine expulsée par le régime nazi, en août 1934, car elle n’avait aucune illusion sur les intentions d’Adolf Hitler, alors que d’autres prônaient l’apaisement et l’accommodement. Son jugement des accords de Munich en 1938 fut sans appel: « ceux qui, parmi nous, connaissent le sort que les autorités nazies réservent aux minorités savent que cet accord débouchera ouvertement sur l’établissement du règne de la terreur, écrivait-elle le 2 octobre 1938 dans le New York Herald Tribune. Cette paix a été fondée sur l’illégalité et elle ne pourra se maintenir que par l’illégalité. Elle a été fondée sur la dictature et elle ne pourra se maintenir que par la dictature. Elle a été fondée sur la trahison et elle ne pourra se maintenir que par la trahison ».
En août 1941, elle publiait dans Harper’s Magazine une chronique dérangeante, titrée Who goes Nazi? (qui deviendra Nazi?), dans laquelle, décrivant des personnes réunies dans un salon, elle distinguait celles qui pourraient ou ne pourraient pas devenir nazies. L’exercice était éminemment subjectif, contestable même, mais quelques mois avant l’entrée en guerre des Etats-Unis, au beau milieu d’une bataille d’opinion sur l’intervention ou la neutralité face à Hitler, elle rappelait à tous que derrière l’apparence de normalité et de civilité pouvait roder la prédisposition humaine à l’inhumanité. Son mari, le Prix Nobel de Littérature Sinclair Lewis, était sur la même ligne: en 1935, il avait publié It Can’t Happen Here (« ça ne peut pas se passer ici »), un roman d’anticipation sur l’émergence d’un leader fasciste américain, un livre qui connut un regain de succès en 2017, après la victoire de Donald Trump.
On n’est pas en 1941, mais la question de Dorothy Thompson n’est pas incongrue aujourd’hui, alors qu’un peu partout des partis, des mouvements et des intellectuels « nationaux-populistes » occupent de plus en plus l’espace politique et médiatique. Qui, parmi les partisans de ces partis, « deviendront nazis », qui seront les Céline et les Brasillach?, se serait sans doute demandée Dorothy Thompson.
Certes, la tentation est grande de taxer de nazisme des personnes conservatrices, nationalistes ou réactionnaires et d’oublier que d’éminents résistants, comme Daniel Cordier, vinrent aussi de l’Action française ou des Croix-de-Feu. Mais cette interrogation renvoie à celle que se posait Vercors, l’auteur du Silence de la mer, quelques jours après la défaite de juin 40, en voyant fleurir, dans les kiosques parisiens, aux côtés de Signal ou de Stürmer, des journaux français « spécialisés dans la chasse aux Juifs ». « On n’avait pas perdu de temps, s’indignait-il. Avais-je donc côtoyé sans le savoir, au long de nombreuses années, tant de persécuteurs, qui n’attendaient que l’occasion? »
Le spectre d’un pareil basculement apparaît sans doute irréel. Mais une phrase de Primo Levi, rescapé du camp d’extermination d’Auschwitz, rappelle gravement que le vernis qui recouvre notre civilisation est fragile. Qu’il suffit de quelques années, voire de quelques mois, pour que des sociétés s’engagent sur les chemins de terre brune. « La semence jetée par les apôtres noirs a pris racine en Allemagne avec une rapidité incroyable et dans toutes les classes sociales», écrivait-il en 1960 à propos de ces funestes années 30.
Les Mitlaüfer
Derrière les nazis affichés qui défilaient, vandalisaient et castagnaient, il y avait aussi les Mitlaüfer, les suiveurs, ceux qui ne disaient rien publiquement, mais qui allaient se laisser entrainer dans «une accumulation de petits aveuglements et de petites lâchetés, note Géraldine Schwartz dans Les Amnésiques ((Flammarion, 2017), qui, mis bout à bout, créèrent les conditions nécessaires au déroulement des pires crimes d’Etat organisés que l’humanité ait connus ». A l’image de ces « hommes ordinaires » du 101ème bataillon de réserve de la police allemande, « des ouvriers, des vendeurs, des employés de bureau », dont Christopher Browning a magistralement décrit la chute dans l’infamie. « La plupart n’avaient jamais été des nazis militants ni des racistes fanatiques, constatait-il. Pourtant en seize mois, ces hommes vont assassiner directement, d’une balle dans la tête, 38 000 Juifs, et en déporter 45 000 autres vers les chambres à gaz de Treblinka ».
Dans son livre La filière (Albin Michel, 2021), l’écrivain et avocat franco-britannique Philippe Sands émet la même mise en garde, à propos de ceux « dont on aurait pu espérer que l’intelligence et la culture fussent des remparts contre l’abjection », pour reprendre la formule de Thomas Wieder.. Dans cette enquête fascinante sur la « banalité du mal », il raconte avec une précision clinique comment un aristocrate autrichien, convaincu de sa droiture morale, adhère au nazisme et finit par superviser l’Holocauste en Galicie, l’épicentre des « terres de sang » au coeur d’une Europe terrorisée par le totalitarisme.
« Nous ne sommes pas plus sages que les Européens qui ont vu la démocratie céder au fascisme, au nazisme et au communisme, prévenait en 2017 l’historien Timothy Snyder, dans son essai De la tyrannie. Vingt leçons du XXème siècle (Gallimard). Notre seul avantage est que nous pourrions apprendre de leur expérience ». Face à ceux qui relativisent le risque extrémiste, voire tentent de comprendre les « suiveurs », les Cassandre sortent des archives la mise en garde que lançait en 1937 l’écrivain allemand exilé, Klaus Mann: « Les nazis ne croient pas aux vérités, ils ne croient qu’à la force. On ne peut ni les apaiser, ni les convaincre, écrivait-il. Notre grande et tragique erreur a été d’avoir cru que l’on pouvait discuter avec eux ».
« L’autre erreur, ajoutait-il, avait été de les sous-estimer ». Le 1er janvier 1933, après le tassement du Parti nazi aux élections du 6 novembre 1932, le quotidien socialiste français Le Populaire titrait: « La disparition de Hitler est à prévoir ». Le 30 janvier, Hitler était nommé chancelier du Reich.