La décision de Joe Biden de retirer les troupes américaines d’Afghanistan d’ici le 11 septembre était attendue. Et inévitable. Hostile depuis des années à ces engagements militaires sans gloire, le nouveau Président s’inscrit dans la ligne de Barack Obama et Donald Trump, qui, chacun à leur manière, avaient prôné la réduction de « l’empreinte » militaire américaine dans le monde. Avant de se raviser sous la pression des événements et de prolonger « une dernière fois », dans l’urgence, les déploiements militaires en Syrie ou en Afghanistan.
Joe Biden est en phase avec une opinion publique qui, après avoir applaudi il y a 20 ans à l’envoi des troupes, s’est lassée des aventures extérieures et surtout de ce sentiment d’échec et d’impuissance que laissent ces forever wars (guerres perpétuelles). Le bilan établi par les experts du projet Costs of War (Brown University) chiffrent cette fatigue et ce désarroi: « au moins 7000 soldats et près de 8000 « contractors » américains ont été tués, notent les chercheurs. Le coût des guerres en Irak, Afghanistan, Pakistan et Syrie s’élève à ce jour à une somme totale de 6,4 trillions de dollars. Une bonne partie de l’argent destiné à soulager la crise humanitaire et à reconstruire la société civile s’est perdue dans la fraude et le gaspillage ».
Depuis la crise économique et financière de 2008, le chaos des années Trump et la pandémie du Covid 19, nombre d’Américains se sont peu à peu convaincus qu’ils s’étaient fourvoyés dans une « guerre contre la terreur » qui les a largement distraits d’enjeux géopolitiques majeurs, comme la montée en puissance de la Chine, et de défis colossaux, comme la fracture sociale interne et le changement climatique. « La lutte contre le terrorisme a été la principale boussole de la politique américaine et européenne au Moyen-Orient. Elle cède de plus en plus le pas à la compétition des puissances (…). Dores et déjà, les forces armées américaines se structurent dans l’hypothèse d’une confrontation avec l’Empire du Milieu », écrivent Marc Hecker et Elie Tenenbaum, chercheurs à l’Institut français des relations internationales (IFRI), dans leur récent et excellent essai La guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle (Robert Laffont).
Come home America, le slogan lancé en 1972, au crépuscule de la guerre du Vietnam, par le candidat démocrate George McGovern, a pris le relais de l’America First. L’idée de mener une politique moins militariste, moins interventionniste et centrée sur les enjeux économique et sociaux du pays referme la parenthèse qui avait été ouverte par l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan en 1981. Les néo-conservateurs, qui voulaient remodeler le monde par la force et au gré de changements de régime, et les liberal hawks (les faucons progressistes), partisans du devoir d’ingérence au nom de la « responsabilité de protéger les populations en danger », sont sur la touche.
Un système de guerre perpétuelle
C’est autour de leur messianisme, mais aussi de l’inoxydable complexe militaro-industriel, dont le Président et ex-général Eisenhower avait, en 1961, dénoncé les dangers pour la sécurité et la démocratie américaine, que s’est constitué « un système de guerre perpétuelle », géré par un Establishment de sécurité nationale «si puissant qu’il en est devenu imperméable à toute influence extérieure », écrit le spécialiste des questions de défense, William Arkin, dans son dernier livre, The generals have no clothes. The untold story of our endless wars (Simon & Schuster, 2021). Trois ans plus tôt, dans son ouvrage Paix en guerre (Calmann-Lévy), Prix Pulitzer 2018, Ronan Farrow avait lui aussi dénoncé cette militarisation de la politique étrangère américaine, qu’il qualifiait de « mutation désastreuse ».
Vingt ans de guerre pour quels résultats? « Tous les pays qui font partie du champ de bataille de la guerre perpétuelle – du Pakistan au Liban, de la Somalie au Mali, de l’Asie du Sud à l’Amérique latine – sont des zones de désastre plus grandes qu’il y a 20 ans, note sévèrement William Arkin. Aucune organisation (terroriste) n’a été éliminée. En fait, de nouvelles apparaissent constamment, tandis que les autres se dispersent et gagnent d’autres zones du monde ». « La fin de la guerre contre le terrorisme ne signifie ni la fin de la guerre ni la fin du terrorisme », préviennent eux aussi Marc Hecker et Elie Tenenbaum.
Les membres de l’Establishment américain de sécurité nationale, de leur côté, s’agacent de ces jugements. Rappelant comment l’émergence de Daech avait suivi le désengagement américain en Irak, ils agitent le spectre d’un effondrement de l’Afghanistan et du retour au pouvoir des Talibans, qui, clament-ils, « n’ont pas rompu leurs liens avec al-Qaida ». « Dix ans après la mort d’Oussama Ben Laden, cette organisation reste une menace qui pourrait métastaser après le retrait américain », renchérit le Soufan Center, l’un des principaux centres d’étude du terrorisme. Or, « empêcher la constitution de nouveaux sanctuaires doit demeurer une priorité de la lutte contre le terrorisme », écrivent les experts de l’IFRI. Ce sera tout l’enjeu du redéploiement de l’armée et des services de renseignement américains aux frontières des pays délaissés.
Parallèlement au risque sécuritaire, le départ de l’Afghanistan marque aussi l’échec des politiques néo-conservatrices ou libérales qui ambitionnaient de « répandre la démocratie et les droits humains pour combattre l’obscurantisme et la violence partout dans le monde». « Sans projet politique viable, les prouesses militaires demeurent des victoires sans lendemain », écrivent les auteurs de La guerre de vingt ans. Ceux et celles qui, en Afghanistan, avaient cru à un vrai « changement de régime » se retrouvent aujourd’hui pris au piège, sacrifiés sur l’autel des nouvelles priorités occidentales, menacés de toutes parts, par les Talibans, les groupes djihadistes et les seigneurs de la guerre.
Sinistre présage, au cours des 12 derniers mois, au fur et à mesure que se précisait le départ américain, 12 journalistes, des femmes en particulier, ont été assassinés. Dans ce pays que l’on décrit comme le « tombeau des Empires », la fin des guerres sans fin risque de n’être que la paix des cimetières.