Amérique latine. Silence, on tue

Depuis fin avril, les manifestations violentes se succèdent en Colombie et leur visibilité médiatique est renforcée par la diffusion sur les réseaux sociaux de vidéos spectaculaires et dramatiques. Etats-Unis, Union européenne, ONU : les appels à la retenue et au dialogue se multiplient. Inquiètes de leur image internationale, les autorités colombiennes tentent fébrilement de reprendre le contrôle du récit médiatique, en dénonçant « l’infiltration de criminels et de guérilleros parmi les manifestants ». Le ministre de la justice a même évoqué « une conspiration internationale pour discréditer la Colombie ».
Toutefois, cette stratégie de communication patine: le décryptage des vidéos, notamment par les équipes d’investigation visuelle du Washington Post ou du New York Times, montre clairement que la police fait un usage disproportionné de la force. Si deux policiers ont été tués, le plus grand nombre de victimes, plus de 60 personnes selon Human Rights Watch, se trouvent du côté des manifestants. Mis sous pression par son ex-mentor politique, l’ultra-conservateur Alvaro Uribe, et par cette partie de l’opinion qui veut la loi et l’ordre, le président Duque peine à s’interroger sérieusement sur le désespoir et la fracture sociale, encore aggravés par l’impact du Covid 19, qui alimentent ces manifestations.
En fait, la focalisation de la presse internationale sur les affrontements urbains conduit à une représentation partielle de la violence dans ce pays tourmenté, que son plus illustre écrivain, Gabriel Garcia Marquez, avait naguère qualifié d’ « inanalysable ». Loin des caméras et des smart phones, une autre forme de violence, ciblée et coordonnée, fait davantage de victimes encore et, à l’inverse des protestas qui surgissent sur les grandes avenues, elle représente un phénomène structurel et permanent. Quasiment invisible.
En février dernier, Human Rights Watch a publié à ce propos un rapport au titre éloquent, Laissés sans défense, sur les assassinats d’activistes dans les régions isolées de Colombie. Depuis 2016, année de la signature d’un accord de paix entre l’Etat et les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), la Colombie est le pays d’Amérique latine où l’on tue le plus de défenseurs des droits humains: plus de 450 déjà. Selon un rapport de la Commission colombienne des juristes, les auteurs présumés de ces assassinats appartiennent à des bandes criminelles, à des guérillas d’extrême gauche, à des groupes paramilitaires d’extrême droite, voire même à la force publique. Ils visent en particulier des dirigeants des communautés africaines et indigènes, des leaders paysans et des syndicalistes, qui jouent un rôle essentiel dans des régions largement abandonnées par l’Etat.

Cette violence frappe aussi les ex-membres des FARC qui ont adhéré au processus de paix. Selon un rapport de la Juridiction spéciale pour la paix, publié fin avril, près de 300 ex-combattants ont été assassinés, un phénomène qui rappelle l’une des premières tentatives de pacification du pays: entre 1985 et 2002, plus de 4000 membres de l’Union patriotique, le parti qui regroupait les combattants démobilisés des FARC, avaient été tués, dont deux candidats à la présidence.
Les protestas vont sans doute s’éteindre, comme elles se sont épuisées au Venezuela ou au Nicaragua. Mais l’accalmie n’éliminera pas ce système de violence qui s’est forgé dans une longue histoire d’injustice et dans cette « sale guerre », émaillée de cruautés sans nom et alimentée par l’économie criminelle, qui a opposé pendant des décennies des guérillas pseudo-révolutionnaires à des groupes paramilitaires et à des forces armées pseudo-démocratiques. Les difficultés de mise en oeuvre effective de l’accord de paix, comme le souligne Mariano Aguirre dans une note de Chatham House, sont de mauvais augure. Elles rappellent que les violences indicibles commises lors de ces longues années de guerre restent latentes dans l’inconscient collectif d’un « pays ravagé par les flammes », comme l’évoque Juan Gabriel Vasquez dans son dernier livre, Chansons pour l’incendie (Le Seuil, 2021).

Les “zonas silenciadas”
Ce phénomène ne sévit pas qu’en Colombie. La carte de l’Amérique latine est tachée de zones hors la loi, des « zones réduites au silence », comme les qualifiait en 2016 un rapport de l’Organisation des Etats américains, des enclaves soumises à la dictature du crime, à la nécro-politique, comme l’appellent les « violentologues », où des autorités formelles ou informelles déterminent « qui va vivre et qui va mourir ».
Au Mexique, depuis le lancement en 2006 de la « guerre contre la drogue », près de 300.000 personnes ont été tuées, dans un conflit jalonné d’exécutions et de massacres impunis, de corruptions et de collusions. Depuis l’année 2000, pour que règne le silence, près de 140 journalistes ont été assassinés dans des régions où « on ne sait pas où commence le gouvernement ni où commencent les narcos », comme le confiait la politologue mexicaine Rossana Reguillo au journaliste Javier Valdez Cardenas, abattu en 2017 dans sa ville de Culiacan.
Alors que des millions de citoyens latino-américains piégés au milieu de ces tirs croisés s’insurgent contre cette violence, alors que des magistrats et des journalistes d’un rare courage la dénoncent et la combattent, celle-ci n’apparaît qu’exceptionnellement dans les médias internationaux. Comme si ces pays étaient « non-essentiels » et que leurs soubresauts n’affectaient pas le reste du monde. A tort, car si ces régions réduites au silence sont isolées, les activités économiques et délictueuses qui s’y déploient sont connectées. Elles font partie de la globalisation dévoyée, au même titre que les paradis fiscaux.
Le journaliste italien anti-mafia, Roberto Saviano, le rappelait dans son livre Extra Pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne (Gallimard, 2014). Ces pays prétendument périphériques s’emboitent dans notre réalité. « Le Mexique est à l’origine de tout, écrivait-il. Quiconque néglige le Mexique ne peut comprendre ce qu’est aujourd’hui la richesse sur cette planète ». Et, avant le Mexique, il y avait eu la Colombie, « la matrice de l’économie criminelle », ajoutait Roberto Saviano. Les violences en Amérique latine? Elles se passent près de chez nous…

Ce contenu a été publié dans Amérique latine, droits de l'homme, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *