Le Covid 19 est sans doute l’un des plus grands défis lancés aux démocraties occidentales depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Mais, paradoxalement, au-delà des débats d’experts et des chamailleries politiciennes, la pandémie a surtout révélé l’absence d’un « grand récit », de cette interprétation du moment et du monde, de cette affirmation de valeurs et d’objectifs, qui permettent à des sociétés désemparées de se rassembler, au-delà de leurs différences et de leurs différends.
Aucun grand discours n’est venu donner du sens à la crise, alors que l’incertitude aurait mérité autre chose que des déclarations convenues et des consignes techniques. Certes, on n’est pas en guerre. Il n’y a donc pas eu d’appel du 18 juin. Il n’y a pas eu non plus de harangue épique à la hauteur du discours des « heures sombres » prononcé par Winston Churchill le 4 juin 1940 à la Chambre des Communes. Ni d’exposé grave comme celui de Franklin Roosevelt le 6 janvier 1941 sur les Quatre libertés, dont celles, tellement d’actualité, de « vivre à l’abri du besoin et à l’abri de la peur ».
Mais, diront certains, pourquoi faudrait-il évoquer cette grandiloquence d’antan, alors que l’on demande essentiellement « un peu de bon sens » et « un retour à la normalité »? N’a-t-on pas besoin d’abord de compétence et de cohérence? De praticiens de la bonne gouvernance plutôt que de philosophes de la bien-pensance? A court terme, oui, le plus vite possible, oui.
Toutefois, le Covid, même s’il s’affadit ou s’éteint, laissera inévitablement des traces qui ne s’effaceront pas aussi vite que le souhaiteraient les partisans du retour à la normalité. Car si la gestion de la pandémie, écrivions-nous dans une précédente chronique, est le révélateur d’une longue fuite en avant, elle est aussi un avant-goût de crises bien plus compliquées encore et pour lesquelles nous ne sommes guère préparés. Des crises que nous rappelait mardi la Direction des agences de renseignements américains dans son « évaluation annuelle de la menace ». Comme le changement climatique, les mouvements migratoires massifs, la cyberguerre, le terrorisme et la puissance globale de la Chine. Comme le basculement social et sociétal qu’annoncent l’intelligence artificielle et la robotisation. Ou l’impasse dans laquelle nous entraine inexorablement un « modèle » fondé essentiellement sur l’exploitation de ressources non renouvelables.
C’est dans ces moments de confusion qu’on se prend à s’interroger sur la discrétion des partis politiques démocratiques, dont aucun ne semble clairement insérer cette crise ni celles qui viennent dans une vision qui, à la fois, inspire, défie et rassure. Comme si l’on estimait « en haut lieu » qu’une population accro aux réseaux sociaux préfère les influenceurs aux penseurs, les tweets aux manifestes. Ou plus gravement, que la désillusion à l’égard des « grandes idées » impose la modestie, voire la lésinerie de la pensée.
Et pourtant, la « vision thing », comme disent les Américains, la Weltanschauung chère aux philosophes allemands, est essentielle à l’action politique. Le Président américain semble l’avoir mieux compris que d’autres et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il bénéficie au sein du Parti démocrate d’une popularité exceptionnelle. Même s’il n’a pas donné à sa politique un nom mythique à la mesure du New Deal de Franklin Roosevelt ou de la Nouvelle Frontière de John Kennedy, il esquisse un projet qui s’émancipe de la mélancolie démocratique et offre à ses partisans une feuille de route et une raison de marcher.
Déjà, dans son discours inaugural en janvier dernier, plutôt que de proposer une liste de politiques à suivre, il avait choisi d’exposer les principes et les sentiments qui allaient influencer sa présidence: l’intérêt général, le respect, l’écoute, l’unité. Banal? Naïf? Peut-être, mais sans cette « coupole » porteuse d’aspirations morales et civiques, les politiques apparaissent inévitablement plus partisanes. C’est aussi au nom de ces idées faîtières que les mesures pratiques prennent tout leur sens.
Ainsi, dans un pays tourmenté par la « question raciale », un enjeu auquel le Parti démocrate a trop longtemps voulu répondre uniquement par la « diversité », Joe Biden réintroduit la « question sociale », indispensable à la notion d’égalité. Dans un pays qui statufie « l’individualiste rugueux », il affirme la légitimité de l’Etat actif et protecteur et en appelle à la solidarité, récoltant au passage le satisfecit de Noam Chomsky. « C’est beaucoup mieux que ce que j’attendais », confiait le gourou de la gauche radicale. « Il surprend par son audace et sa rapidité », renchérissait Le Monde début avril. Les classes populaires et moyennes sont remises au cœur des préoccupations publiques ».
N’en déplaise à certains Européens qui n’imaginent guère une « Amérique des idées », Joe Biden s’inspire d’un « grand récit » que sa biographie éclaire. Ses décisions sont ancrées en particulier dans la tradition catholique ouvrière dont il est issu. Elles le sont aussi dans le judaïsme réformateur « qui m’a éduqué, déclarait-il en 2015 à la Convention de l’Union for Reform Judaism. « Vous avez renforcé tout ce que j’ai appris à la table familiale, sur la justice sociale, les droits civiques, les droits des femmes ». La doctrine sociale de l’Eglise et le tikkun olam, la conception juive de la justice sociale, charpentent sa politique. Et il le proclame urbi et orbi.
« Nous ne pouvons nous résigner à l’idée que toute évolution historique et sociale de l’humanité ne représente qu’une agitation chaotique. Nous voulons savoir où nous allons », écrivait Samuel Jankélévitch en 1908 dans son magistral essai, Du rôle des idées dans l’évolution des sociétés. Trop de partis démocratiques sont « un étage en-dessous » de l’affirmation de leur philosophie, comme s’ils se méfiaient de leurs propres valeurs et utopies. Or, si la crise actuelle demande des réponses urgentes et des décisions pragmatiques, une société démocratique ne peut pas vivre longtemps sans grandes idées ni grand dessein. Sinon, ce sont « les autres », extrémistes et populistes, qui s’engouffreront dans ce néant. Avec leurs idées courtes et leurs noirs desseins.
L’auteur
Mes livres
L'éthique de la dissidence. Morale et politique étrangère aux Etats-Unis, Editions Espace de libertés, 2011, 92 pages.
Journalisme international. Un manuel pour étudiants en master de journalisme. Publié chez De Boeck Université, Collection Info Com, 2008, 279 pages
La liberté sinon rien. Mes Amériques de Bastogne à Bagdad, 410 pages, 2008. Un périple dans le siècle américain. Une réflexion sur le rôle des droits de l'homme dans l'histoire des Etats-Unis.
Où va l'Amérique latine?, avec Olivier Dabène, Bernard Duterme etc, 128 pages, 2007.
Et Maintenant le Monde en Bref. Les Médias et le Nouveau Désordre Mondial, 324 pages, 2006
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