Vous pensiez regarder The Dissident, le documentaire de Bryan Fogel sur l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi ? Pas sur la plupart des grandes plateformes de streaming, en tout cas, car elles n’ont pas osé froisser l’Arabie saoudite. « Ces entreprises qui ont choisi de ne pas distribuer le film sont, selon moi, complices », dénonçait à la mi-janvier le réalisateur. Presque seule parmi ces géants, la plateforme Amazon Prime s’est distinguée en diffusant le film, du moins aux Etats-Unis. Il est vrai que Jeff Bezos est le propriétaire du Washington Post, le journal auquel collaborait le journaliste assassiné le 2 octobre 2018 dans le consulat saoudien d’Istanbul.
Ainsi, des entreprises culturelles privées qui se réclament altièrement de la liberté de créer et de dire n’hésitent guère quand il s’agit de choisir entre leurs grands principes et leur « bottom line ». Comme le disait en 2019 un responsable de Netflix, cité par Bryan Fogel, « nous ne sommes pas une entreprise qui dit la vérité au pouvoir, nous sommes une entreprise de divertissement ».
Les pressions des dictatures sur la liberté d’expression à l’extérieur de leurs frontières ne sont pas neuves. Dans les années 1930, l’Allemagne eut son censeur attitré à Hollywood, Georg Gyssling, consul à Los Angeles. « Il excellait dans son travail, écrit l’historien américain Steven Ross, auteur de Hitler in Los Angeles. Il brandissait la menace de l’exclusion du très rentable marché allemand pour empêcher les studios de faire des films préjudiciables au prestige de l’Allemagne ». Selon le Hollywood Reporter, les Nazis auraient, entre autres, intrigué pour empêcher la réalisation du film de Herman J. Mankiewicz, The Mad Dog of Europe, qui dénonçait la persécution des Juifs en Allemagne. Comme l’écrit Ben Urwand, auteur du livre The Collaboration: Hollywood’s Pact with Hitler, de grands studios collaborèrent avec l’Allemagne nazie jusqu’au début de la guerre.
Dans les années 1940, le régime franquiste suivit la voie tracée par son mentor allemand. Madrid n’épargna aucun effort auprès des studios de Hollywood pour « corriger » le film tiré du best seller d’Ernest Hemingway sur la guerre civile espagnole, Pour qui sonne le glas? Les franquistes les plus ultras détestaient l’écrivain, qui avait couvert la guerre à partir du camp républicain. Ils le considéraient même comme une menace pour « la morale conservatrice de l’Espagne ». A l’instar de son homologue allemand, le consul espagnol à Los Angeles s’évertua à édulcorer l’anti-franquisme du film. «L’industrie cinématographique, note l’historien américain Douglas LaPrade, se fit complice de la censure franquiste, en supprimant notamment une scène de viol de l’héroïne par des phalangistes ».
Cette censure sans frontières n’a jamais cessé et elle a pris à l’occasion des formes criminelles, à l’instar de la fatwa décrétée par l’ayatollah Khomeini en 1989 contre l’écrivain Salman Rushdie. La globalisation, qu’on nous promettait heureuse et libérale, a donc aussi répandu l’obscurantisme et la haine et elle a donné des ailes aux régimes autoritaires, du moins à ceux qui, en raison de leur puissance économique ou politique, ont les moyens d’intimider les plus grandes entreprises multinationales.
Certaines d’entre elles choisissent d’ailleurs d’anticiper la mauvaise humeur de leurs interlocuteurs. Rupert Murdoch, le magnat américano-australien, patron de Fox News et du quotidien populiste londonien The Sun, avait montré la voie dans les années 1990, lorsqu’il avait cassé le contrat de sa maison d’édition HarperCollins avec Chris Patten, le dernier gouverneur britannique de Hong Kong (et futur commissaire européen), très critiqué à l’égard de la Chine. Il ne voulait en aucun cas prendre le risque de perdre l’immense Empire du milieu.
Dans les rangs
Depuis lors, la Chine a fait de sa politique de censure globale un marqueur de sa diplomatie. Les exemples sont légion: des pressions exercées sur les éditeurs académiques les plus prestigieux, comme la Cambridge University Press en 2017, jusqu’au retrait en mars 2021 par une maison d’éditions allemande d’un livre pour enfants, qui établissait un lien direct entre la Covid-19 et la Chine. Le récent boycott des entreprises étrangères (H&M, Adidas, Nike, etc.), qui s’étaient dites « préoccupées » par les accusations de recours au travail forcé dans les champs de coton au Xinjiang, témoigne de cette politique qui vise à faire payer cash toute déviance par rapport au récit officiel.
Ces stratégies d’influence, certes, peuvent se retourner contre ceux qui s’y adonnent. Exclu par HarperCollins, Chris Patten trouva un autre éditeur, qui fit bruyamment la publicité de ce «livre que Rupert Murdoch a refusé de publier », garantissant son succès commercial. Mais cette forme de harcèlement débouche inexorablement sur l’auto-censure. « Pour les studios de Hollywood et les compagnies de streaming, des descriptions négatives de la Chine sont typiquement hors de question », écrivait début janvier l’Associated Press. Le rapport Made in Hollywood, Censored by Beijing, publié l’an dernier par PEN-America, confirme l’ampleur des compromissions. « Le poids économique de Beijing lui a permis de forcer des entreprises à se conformer à ses restrictions ou a conduit d’autres à les intérioriser, sans que rien ne leur soit demandé, comme une condition pour faire des affaires avec la Chine », constate l’association de défense des écrivains.
Ces Etats censeurs et maîtres chanteurs, qui se réclament du principe de la souveraineté nationale, font exactement ce qu’ils reprochent à leurs adversaires: de l’ingérence. Mais ces exemples nous avertissent aussi, comme le notait Timothy Garton Ash en 2016 dans son essai, Free Speech. Ten Principles for a Connected World, que « lorsqu’une poignée d’entreprises privées ont une position dominante sur le marché, leurs politiques, leur censure privée, peuvent être aussi restrictives que la censure d’Etat ». En fait, elles sont la censure d’Etat, lorsqu’elles se font les relais dans le monde entier des restrictions imposées par des gouvernements autoritaires.