Le 20 janvier dernier, le mouvement des droits humains a poussé un soupir de soulagement. Exit une Administration qui, notait Mark Danner dans la New York Review of Books, a été « la première depuis la Seconde guerre mondiale à avoir complètement renoncé à l’agenda des droits humains ». Exit un Président qui, interrogé sur ses relations avec des leaders autoritaires, osait avouer au journaliste Bob Woodward : « C’est marrant, non? Plus ils sont durs, plus ils sont méchants, et mieux je m’entends avec eux ».
La prétention de Donald Trump était de défendre les intérêts de l’ « Amérique d’abord » et dans ce slogan, il n’y avait pas de place pour les droits humains, sauf pour accabler les bad hombres de Caracas ou de Téhéran. Et pourtant, son « réalisme bourru» n’a pas été plus convaincant que le « naïvisme » imputé à ses prédécesseurs. Contrairement à ses rodomontades, l’administration Trump n’a en rien endigué la puissance de la Chine. Elle n’a pas non plus dompté la résurgence de la Russie, déboulonné Nicolas Maduro ou bridé l’activisme de l’Iran. Elle a même contribué à saper la crédibilité internationale des Etats-Unis.
Lors de la campagne électorale, Joe Biden s’était engagé à placer les droits humains « au coeur de la politique américaine ». C’est dans l’ADN d’un Parti démocrate marqué par Jimmy Carter, le premier Président à définir, lors d’un célèbre discours en 1977 à l’Université de Notre Dame (Indiana), une doctrine de politique étrangère fondée sur les droits humains. Mais pourra-t-il vraiment échapper aux lois d’airain du monde tel qu’il est? L’histoire des Etats-Unis (et des autres pays démocratiques) montre amèrement que lorsqu’il s’est agi de faire des arbitrages, les intérêts économiques et les priorités stratégiques l’ont généralement emporté sur les « valeurs » solennellement proclamées.
Les nouveaux responsables de la politique étrangère se sont presque tous formés sous Bill Clinton ou Barack Obama, deux Présidents qui, dans une large mesure, ont fait rimer la rhétorique des droits humains avec la libéralisation et la globalisation économiques. « Marchés libres, esprits libres », clamaient leurs missi dominici. Mais depuis lors, le monde a changé. Les dogmes néo-libéraux se sont fracassés sur la réalité du monde. L’adoption du capitalisme par la Chine et le libre échange n’ont conduit ni à la démocratie ni à des relations internationales harmonieuses. Les politiques de délocalisation et de fragmentation des processus de production ont même contribué à créer la « menace chinoise » et débouché sur des vulnérabilités et des dépendances périlleuses que la crise du Covid a cruellement révélées.
Une mondialisation heureuse?
La plupart des organisations de défense des droits humains n’ont jamais été dupes de cette « mondialisation heureuse », que chérissait l’économiste médiatique français Alain Minc. Celle-ci a sans doute dynamisé de nombreuses économies et « ouvert » politiquement certaines sociétés, mais elle s’est aussi accompagnée de graves violations des droits humains. Exploitation de la main d’oeuvre, pillage des ressources, répression, criminalisation de l’économie: les rapports accablants se sont accumulés tout au long de ces trente dernières années de libéralisation à tout va.
Tout aussi gravement, comme un boomerang, la globalisation dérégulée a contribué à saper, aux Etats-Unis (et en Europe), les fondements du contrat démocratique. « Aux yeux de nombreux Américains, la politique étrangère est un jeu des élites pour les élites », écrivait récemment Philip Stephens dans le Financial Times. La désindustrialisation et l’explosion des inégalités, aux côtés des craintes suscitées par le multiculturalisme et l’immigration, ont alimenté l’insécurité sociale, la crispation identitaire, les discours populistes et les actes extrémistes. Au risque de menacer, comme on l’a vu le 6 janvier à Washington, l’ordre démocratique.
L’administration Biden va tout naturellement restaurer ses liens avec les institutions multilatérales et renouer avec les activistes libéraux qui laissaient Trump indifférent. Les droits humains seront de retour, mais au-delà des références obligées aux « valeurs américaines », la nouvelle équipe change en fait de paradigme. Elle ambitionne d’abord d’ancrer la politique extérieure dans la réalité intérieure, car elle est persuadée que l’avenir du Parti démocrate, voire de la démocratie libérale aux Etats-Unis, dépend, comme le notait Philip Stephens, de sa capacité « à détacher les personnes insécurisées économiquement des groupes nativistes et conspirationnistes » qui agissent au sein des milieux ouvriers et des classes moyennes tentés par l’extrême droite.
« La capacité des Etats-Unis à être une force de progrès dans le monde commence à la maison », déclarait Joe Biden en juillet dernier. Enchaînant sur ce principe, le nouveau directeur du Conseil national de sécurité, Jake Sullivan, parlait récemment de mener « une politique étrangère au bénéfice du peuple américain». Sans remettre radicalement en cause le libre échange, sans reprendre les matamorismes de l’America First, cette approche prône une politique internationale qui ramène au centre de l’économie l’ « Amérique moyenne », cette Middle America dont l’adhésion est essentielle au maintien du modèle démocratique américain. « La globalisation a bénéficié de manière disproportionnée aux détenteurs des revenus les plus élevés et aux multinationales. Elle a laissé trop de communautés américaines vulnérables face aux dislocations économiques et n’a pas fait grande chose pour alléger le coût croissant des soins de santé, du logement et de l’’éducation qui pèsent sur la classe moyenne », notait en substance l’influent Carnegie Endowment for International Peace dans un rapport sur « la politique étrangère et la classe moyenne », publié en septembre dernier et co-signé précisément par Jake Sullivan.
La « domestication de la globalisation », le « souverainisme raisonné », le « Buy American » sont à l’ordre du jour à Washington. La diplomatie des droits humains y aura sa place. Par principe, mais aussi pour enrober de vertu des politiques d’influence et des rapports de force subordonnés à l’impératif de défendre les intérêts de « l’Amérique moyenne d’abord ».