« I Won. Big ». Un mois après le scrutin du 4 novembre, lors d’un meeting dans l’Etat de Géorgie devant des milliers de partisans exaltés et « démasqués », Donald Trump a continué à marteler qu’il avait gagné. Cette obstination à refuser d’apparaître comme un loser serait simplement pathétique, si elle ne prenait pas en otage la démocratie américaine. Elle serait simplement pitoyable, si des dizaines de millions d’Américains ne croyaient pas pareilles fumisteries. Elle serait inconséquente, si elle ne compliquait pas le transfert ordonné du pouvoir dans le pays le plus puissant du monde, un pays confronté à une pandémie et à une crise économique majeures.
Comparaison n’est pas raison, mais l’article publié dans le New York Times par l’un des éditorialistes du prestigieux hebdomadaire libéral allemand Die Zeit n’est guère rassurant. «Je ne compare pas Trump à Hitler, ce serait absurde », écrit Jochen Bittner, mais le refus du président de reconnaître sa défaite, tout comme son évocation d’un complot visant à lui voler la victoire, lui rappellent la Dolchstosslegende, la fable du « coup de poignard dans le dos », que les milieux nationalistes allemands inventèrent pour expliquer la déroute de l’armée impériale lors de la Première guerre mondiale. Un « coup de poignard », dont les responsables étaient, bien sûr, les « autres », les Juifs, les intellectuels, les socialistes et les libéraux. « Il faut toujours se méfier des débuts » d’un basculement politique, avertit l’éditorialiste, en évoquant ces années 1920-1930, funestement marquées par « la fragmentation de la société allemande en groupes de partisans ardents et sectaires, par une atmosphère de méfiance et de paranoïa et par le rejet des dissidents comme une menace pour la nation ».
La Nation! Le mot est essentiel, car l’un des enjeux majeurs de la polarisation politique aux Etats-Unis est de déterminer qui représente « vraiment » l’Amérique. « La nation est une âme, un principe spirituel, déclarait le philosophe et historien français Ernest Renan lors de sa célèbre conférence à la Sorbonne en 1882. Une nation est une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore ». Mesuré à cette aune, que signifie le patriotisme de Donald Trump?
Son slogan de « L’Amérique d’abord » a fait mouche parmi ses 73 millions d’électeurs. Mais si, pour les conservateurs républicains traditionnels, il exprime surtout une politique économique plus protectionniste et une forme d’isolationnisme musclé, il est avant tout, pour sa base électorale la plus populiste, un projet identitaire, une redéfinition de l’Amérique après des décennies de règne des « libéraux, des internationalistes et des multi-culturalistes ». Vu sous cet angle, il n’est pas une aberration ni une passade ni un coup de sang, mais l’aboutissement d’une évolution de fond alimentée par des décennies de réflexions tourmentées sur l’ « âme de l’Amérique ».
« Qui sommes-nous? », s’était interrogé en 2004 Samuel Huntington, l’auteur quelques années plus tôt du Choc des civilisations, un essai marquant et controversé sur la question identitaire et les conflits culturels au niveau mondial. Dans Who Are We?, un livre sous-titré, « les défis à l’unité nationale américaine », le professeur de Harvard célébrait le « Crédo américain », intrinsèquement lié, selon lui, à l’identité religieuse et culturelle des colons protestants et anglo-saxons. « Imaginez que l’Amérique ait été colonisée par des catholiques français, espagnols ou portugais? Elle aurait été le Québec, le Mexique ou le Brésil », écrivait-il. Une thèse qui lui valut la riposte cinglante du grand écrivain mexicain Carlos Fuentes, qui le traita de « raciste masqué ».
Les Pères fondateurs
Donald Trump n’a peut-être jamais lu Huntington, mais il s’inscrit dans cette définition de l’Amérique WASP (White Anglo-saxon Protestant) et dans cette crainte de voir cette identité menacée par la « mexicanisation » du pays. Au point d’en oublier que l’Amérique se définit aussi, voire davantage, par les principes essentiels qui ont guidé ses Pères fondateurs: « la liberté, la démocratie, l’égalité, la tolérance, la foi, la justice et l’humilité », comme le rappelle l’éminente politologue « libérale » américano-belge, Anne-Marie Slaughter, dans son essai The Idea That Is America.
Or, durant ces quatre années de mandat, Donald Trump a presque fait vaciller ce pilier de la Nation. Il a désorganisé le pouvoir exécutif, bousculé les contre-pouvoirs, converti la Cour suprême en une instance partisane, discrédité les autorités sanitaires en pleine pandémie, vidé de leur substance les organes de contrôle. Il a même osé fracasser le Saint des saints de la démocratie américaine en contestant le résultat des élections et en multipliant les chausse-trappes sur le chemin de son successeur vers la Maison blanche.
La conclusion de l’intellectuel conservateur John J. Pitney, Jr. est sans appel. « Trump est « un-american » (anti-américain). «Le vrai américanisme se fonde sur des idéaux et des idées, comme la vérité, l’égalité, l’Etat de droit, le service patriotique et l’espoir que les Etats-Unis peuvent servir d’exemple au reste du monde, note son éditeur dans la présentation du livre Un-American, sous-titré « le faux patriotisme de Donald Trump ». Par ses mots et ses actions, Donald Trump subvertit la vraie grandeur des Etats-Unis ».
Comble d’ironie, alors qu’il prétendait restaurer la grandeur de l’Amérique, Donald Trump a considérablement dégradé l’image des Etats-Unis et donc leur capacité d’influence sur la scène internationale. Comble de paradoxe, alors que, comme chef de l’Etat, il est le garant des institutions, il flirte désormais, par sa négation des principes et des normes, avec la sédition. Il confirme ainsi l’adage que les dirigeants politiques qui se drapent le plus impérieusement dans les plis de bannières identitaires sont souvent ceux qui mènent leur nation ou leur communauté au désastre.