Biden et le mirage d’un retour à la normale

Restauration: le mot apparaît comme un leitmotiv dans les déclarations de Joe Biden et de ses conseillers de campagne. S’il entre à la Maison blanche, le candidat démocrate « restaurera l’adhésion des Etats-Unis à l’accord de Paris sur le climat », il « restaurera les relations avec l’Organisation mondiale de la santé », il « restaurera la confiance au sein de l’OTAN ».
Joe Biden rêve aussi de renouer avec ce « temps béni » où Républicains et Démocrates pouvaient se rassembler autour de politiques bi-partisanes censées exprimer l’unité du pays et l’intérêt général. Il est vrai que Donald Trump est allé très loin dans la subversion du système. Partisan de l’idée qu’« au vainqueur va le butin », adepte, comme Viktor Orban, de la démocratie « majoritarienne », qui récuse la légitimité de l’opposition et des contre-pouvoirs, il a exacerbé les divisions, exclu les arbitrages, politisé à outrance les institutions. Son mandat a ouvert un boulevard à des forces politiques extrémistes, en particulier les suprémacistes blancs, qui évoluaient jusque là dans les coupe-gorge et sur les marges du système.
Toutefois, il ne suffira pas de renvoyer Trump à sa Tower dorée de la 5ème Avenue pour revenir au « modérantisme » et à l’équilibre des pouvoirs. La crise politique qui secoue aujourd’hui la société américaine a précédé, et de loin, son arrivée à la Maison blanche. Elle est l’aboutissement d’évolutions lourdes qui ont émergé lors des années 1960 lorsqu’une coalition de groupes d’intérêts, de centres d’études, de riches donateurs et de mouvements conservateurs, comme le raconte Sidney Blumenthal dans son livre The Rise of the Counter-Establishment, mit en oeuvre une stratégie de « reconquête de l’Amérique ». Contre le « libéralisme » hérité de l’ère Roosevelt, partisan de la régulation de l’économie et de l’égalité raciale. Contre le « gauchisme » des années 1960 et sa contestation des normes traditionnelles de la société blanche et chrétienne.
En 1980, cette stratégie déboucha sur la « Révolution conservatrice américaine» autour de Ronald Reagan, qui bouscula le consensus social-démocrate de l’après-guerre et l’idéologie libertaire des années 1960. Elle fut suivie par la « révolution républicaine » populiste et libertarienne de Newt Gingrich en 1999 et, dix ans plus tard, par la montée en puissance du Tea Party, qui marginalisa les derniers représentants modérés du Grand Old Party et ouvrit la voie à Donald Trump.

“La liberté blanche”
Ces réalignements expriment un glissement de plaques tectoniques au sein de la société américaine. Ils dessinent une société plus polarisée que jamais, autour des questions d’identité sociale, ethnique et religieuse, mais aussi autour de la notion de « liberté », que les partisans blancs de Trump, note le professeur Jefferson Cowie dans la Boston Review, prennent pour « leur liberté de continuer à dominer » et à faire « ce qu’ils veulent » face aux injonctions et aux régulations de « l’Etat protecteur ». Tel est le sens de « Make America great again ».
L’attrait persistant qu’exerce Donald Trump au sein d’une partie significative de l’électorat a également démontré les impasses du modèle auquel s’était peu à peu identifié le Parti démocrate, surtout depuis la présidence de Bill Clinton dans les années 1990. Accusés d’avoir abandonné des pans entiers de l’économie à la Chine ou au Mexique, mais aussi d’avoir réduit le « progressisme » aux enjeux multiculturels et sociétaux, les Démocrates prennent donc des risques s’ils évoquent une simple « restauration ».
Cette référence à la « normalité » inquiète aussi ceux qui, au sein de la gauche démocrate, estiment que la situation créée par le mandat de Donald Trump – et par le Covid-19 – exige au contraire des mesures exceptionnelles. Pour Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio Cortez, les vertus de décence et d’empathie que l’on attribue à Joe Biden ne suffiront pas. En ce moment où tous les paradigmes de la démocratie, de l’économie, de la société et des relations extérieures des Etats-Unis sont rudement secoués, ils plaident pour un « coup de volant » par rapport non seulement aux années Trump, mais aussi aux années Clinton et Obama, trop compromises selon eux avec une globalisation et une élitisation du Parti démocrate.

Apaiser, rassembler. Affronter
C’est la leçon qu’ils tirent des années 1930, lorsque le président Roosevelt, confronté à la Grande crise, bouleversa la philosophie économique de l’Amérique avec le New Deal. Même s’il chercha à bâtir la coalition électorale la plus large possible, Roosevelt ne recula pas devant la confrontation. Dans son célèbre discours de Madison Square Garden d’octobre 1936, lors de sa deuxième course à la présidence, il interpella ses adversaires politiques, « les ploutocrates », « ces groupes qui considèrent le gouvernement comme un appendice de leurs affaires ». « Ils sont unanimes dans leur haine contre moi, déclara-t-il. Je me réjouis de leur haine. Je voudrais qu’on dise que, lors mon deuxième mandat, ils ont trouvé leur maître »
Normalité ou l’audace du changement et de la fermeté? Le Parti démocrate va se retrouver devant le même dilemme. L’issue dépendra des résultats des candidats plus progressistes aux élections parlementaires, mais aussi de la mobilisation des mouvements citoyens et surtout de leurs relais au sein d’un « Establishment éclairé » de plus en plus conscient de la nécessité d’un changement de paradigme face aux défis colossaux du « malaise américain » et du désordre mondial.
S’il l’emporte, la marge de manœuvre de Joe Biden dépendra aussi de sa capacité à affronter l’héritage laissé par Donald Trump. Celui-ci a bétonné son pouvoir de nuisance, de la Cour suprême, où les juges conservateurs sont désormais largement majoritaires, jusque dans la rue, là où, ces derniers mois, des milices armées d’extrême droite ont bruyamment affirmé leur pouvoir d’intimidation et leur impunité. Et bien sûr sur les réseaux sociaux submergés par la mésinformation, où la « patriot sphere » dispose d’une force de frappe qui peut continuer à attiser la haine, la division et le chaos. Le diable est sorti de la bouteille et il sera très difficile de l’y renvoyer.

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