Ils sont nés juste après la Seconde mondiale, se sont formés politiquement en pleine guerre froide et ont commencé à s’engager à la fin des années 1960. La roue tourne, les cycles de l’histoire se succèdent. C’est, pour eux, le moment des bilans. Des tourments?
Dans les années 1970 et 1980, la cause était entendue. La bonne cause bien entendu. Enfin, à l’intérieur de chaque camp, de chaque dogme, de chaque stratégie. A gauche, les « combattants du progrès »; à droite, les « combattants de la liberté ». Et entre les deux, les « ni par ici ni par là », ni chicha ni limonada.
Et aujourd’hui? « Tout ça pour ça », s’exclamait le 11 juin 2019 la militante du FLN (Front de libération nationale) Salima Sahraoui-Bouazziz, ex-moudjahidate algérienne lassée des années Bouteflika. Le régime issu de la lutte pour l’indépendance algérienne s’était présenté comme le leader du tiers-monde, Alger était même devenue la capitale du progressisme et de l’anti-impérialisme. Plus tard dans les années 1990, lorsqu’ils furent violemment défiés par des groupes islamistes armés, les militaires se réclamèrent, nouvelle imposture, de la laïcité et de la modernité, jouant une nouvelle fois sur la confusion pour justifier la brutalité de la répression. Aujourd’hui, en dépit de la mobilisation d’une population fatiguée de la corruption et de l’arbitraire, l’armée, l’appareil sécuritaire et la nomenklatura rentière pérennisent le système, comme l’a encore démontré, mi-septembre, la condamnation à deux ans de prison du journaliste indépendant Khaled Drareni, correspondant de TV5 Monde et de Reporters sans frontières à Alger.
S’il n’y avait que l’Algérie! Les « solidaires » du sandinisme sont passés par la même déprime, par le même sentiment d’avoir été trahis, voire d’avoir perdu une bonne partie de leur vie. Comment Daniel Ortega a-t-il pu se convertir en une copie conforme du Tachito Somoza qu’il avait renversé en 1979, après une Révolution qui avait promis de ne pas être « comme les autres »? Et que dire de la fatigue qui a dû saisir ceux qui ont découvert en janvier dernier, dans les Luanda Leaks, l’immense fortune d’Isabel Dos Santos, la fille du « leader progressiste » angolais des années 1970, José dos Santos? Et que dire du chavisme et du Venezuela? Et des années Zuma en Afrique du Sud, insulte à la mémoire de Nelson Mandela? Tout ça pour ça?
Le regard sur l’autre camp n’est guère plus réjouissant. Géant de la dissidence soviétique, Alexandre Soljenitsyne «se révéla nationaliste et réactionnaire », se lamentait dans ses mémoires la co-fondatrice de Human Rights Watch, Jeri Laber. Et au lieu d’être ce pays de liberté que la chute du communisme aurait du annoncer, la Russie s’est embarquée dans le chaos de Boris Eltsine et la « verticale du pouvoir » de Vladimir Poutine. Dans cette Europe de l’Est, que des chroniqueurs exaltés nous avaient présentée comme la Nouvelle Frontière de la liberté, l’époque des Bronislaw Geremek, des Vaclav Havel et des Laszlo Rajk s’est terminée sur un tête à queue: en Pologne, les frères Kaszynski, en Hongrie, Viktor Orban, ont détourné sans vergogne les « grands mots du dimanche » qu’ils martelaient jadis, pour imposer leurs visions illibérales et identitaires. Tout ça pour ça?
Cynisme et désengagement?
Cette désillusion explique sans doute, sans les excuser, les passivités d’aujourd’hui face aux crimes commis en Syrie ou en Libye. Au nom de quels rêves, dans quel camp, pourrait-on s’engager, lorsque les militants à l’origine de la révolte libertaire ont été écrasés? Il ne resterait donc que la compassion pour les victimes civiles bombardées, gazées, affamées, violées, expulsées, assassinées. Mais même ce sentiment humaniste et humanitaire qui avait accompagné les années 1990 semble s’être étiolé.
Faut-il alors céder au cynisme, comme nous le conseillait H. L. Mencken, le chroniqueur acide et désabusé de l’American Mercury, pour qui « le cynique, lorsqu’il sent le parfum des fleurs, cherche où se trouve le cercueil »? Les défenseurs des droits humains se sont généralement préservés de ces errements. Quand on combat à la fois Pinochet et Castro, Béchir Al-Assad et Daech, l’ayatollah Khamenei et le prince Mohamed Ben Salmane, on se prémunit largement contre l’aveuglement volontaire et la morale borgne. Mais ces rêveurs d’absolu ont, eux aussi, subi trahisons et déceptions, avec, en particulier Aung San Suu Kyi, la « lady de Rangoon », dont l’ethno-nationalisme birman rôdait derrière les incantations sur l’indépendance ou la liberté.
Que faire? Se replier sur son jardin de roses, comme le correspondant de guerre meurtri et désabusé du film Harrison’s Flowers? Fin août, dans une très belle série du journal Le Monde, Jean Birnbaum nous a suggéré une autre manière d’échapper à cette malédiction, en rappelant ces penseurs qui, au XXème siècle, ont incarné «l’audace de l’incertitude et le courage de la nuance »: Albert Camus, Hannah Arendt, Raymond Aron, Germaine Tillion, Georges Bernanos. Ces modérés d’hier, aux convictions fortes, étaient conscients du coût humain des emballements de l’histoire et de la fragilité du vernis d’humanité qui recouvre nos sociétés. Ils étaient proches aussi de cette « pensée de midi, synonyme de mesure et d’équilibre, rendant possible l’unité de la liberté et de la justice », que décrit Vincent Duclert dans son récent hommage à l’auteur de L’homme révolté (Camus, des pays de liberté, Stock, 2020).
L’évocation de ces sages devrait surtout nous rappeler ceux qui, aujourd’hui encore, restent fidèles à leurs idéaux et à leurs promesses: Adam Michnik en Pologne, Orhan Pamuk en Turquie, Nasrin Sotoudeh en Iran, David Grossman en Israël, Sergio Ramirez au Nicaragua, Svetlana Aleksievitch en Biélorussie…Avec à leurs côtés, des millions d’ individus « invisibles » pour qui « l’action morale, comme dirait Tzvetan Todorov, se conjugue à la première personne du singulier » et qui continuent d’agir pour un monde de raison, de liberté et d’humanité. Non, tout le monde n’a pas trahi, tout le monde ne mentait pas. « Nous avons perdu le goût des prophéties, prévenait Raymond Aron, n’oublions pas le devoir d’espérance ».