Quel sera l’impact du Covid-19 sur la manière dont les Etats concevront leur sécurité nationale ? « Le changement d’accent sera-t-il aussi marquant que celui qui avait été amorcé par le Président Bush dans le domaine de la lutte contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre? », s’interrogeait David Sanger dans le New York Times. « Nous devons traiter cet enjeu comme nous l’avons fait à propos du 11 septembre, en reconnaissant une vulnérabilité massive dans laquelle nous avons chroniquement sous-investi», lui répondait Jeremy Konyndyk, le directeur de l’Office of US Foreign Disaster Assistance sous Barack Obama.
Certains, au sein de l’Establishment de sécurité américain, à l’instar de Steven Simon et Richard Sokolsky du Quincy Institute for Responsible Statecraft, estiment même que ce virus est plus dangereux, « plus insidieux et disloquant que le terrorisme ». En raison de sa létalité (aux Etats-Unis, il a causé, à ce jour, 46 fois plus de morts que le 11 septembre), de son impact massif sur l’économie, la santé, la société et la sécurité ou encore de son exacerbation « de tensions déjà existantes entre les humains et la technologie, les populations et la planète, les riches et les pauvres », comme le note le PNUD ((Programme des Nations unies pour le développement).
La référence au terrorisme est omniprésente dans les réflexions sur les pandémies. En 2016, dans un livre aux accents parfois apocalyptiques, The Future of Violence. Robots and Germs, Hackers and Drones, Benjamin Wittes, de la Brookings Institution, et Gabriella Blum, de l’Université de Harvard, avaient clairement mis en garde contre les risques posés par le détournement des technologies d’ingénierie génétique, de plus en plus accessibles, pour concevoir des armes de destruction massive sur base d’agents pathogènes comme Ebola ou la peste bubonique. Indice du degré d’alerte: le Comité du Conseil de l’Europe contre le terrorisme et le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies, une agence de l’Union européenne, ont récemment souligné l’urgence de se préparer aux risques d’actes de bio-terrorisme « à l’ère du coronavirus ».
Derrière le Covid-19, d’autres évoquent des menaces beaucoup plus larges encore. Comme le soulignait début juillet un rapport de l’UNEP (Programme des Nations unies pour l’environnement) et de l’ILRI (Institut international de recherche sur l’élevage), l’apparition du coronavirus, qui relève des maladies zoonotiques, est en partie liée à la dégradation générale de l’environnement, un « multiplicateur de menaces », prévient depuis longtemps déjà le Pentagone, et une source potentielle de conflits violents. « Et la pandémie n’est rien à côté du changement climatique qui menace l’intégrité de la biosphère et donc de la vie elle-même sur terre », renchérissait début juin Stewart M. Patrick, directeur de programme au Council on Foreign Relations de New York.
Un sentiment d’urgence
Le réévaluation du risque des pandémies, qu’elles soient « issues de la nature, d’une attaque délibérée ou d’un accident », selon l’expression du professeur Tom Inglesby, du Centre pour la sécurité sanitaire de l’université John Hopkins, lors d’une audition devant la Sous-commission des menaces émergentes du Sénat américain, apparait désormais inévitable, car le Covid-19 a révélé des vulnérabilités extrêmes. »Tout adversaire qui ne le remarquerait pas est en état de mort cérébrale », constatait Graham Allison, auteur du best-seller mondial, Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le Piège de Thucidyde? (Odile Jacob, 2019).
Le fait que ce virus soit apparu en Chine, récemment désigné par Christopher Wray, le directeur du FBI (Bureau fédéral d’investigations, en charge du contre-espionnage intérieur) comme la « plus grande menace pour les Etats-Unis », accroît encore le sentiment d’urgence. Les yeux rivés sur leur rival et sur la manière dont celui-ci a géré la pandémie en interne et sur la scène internationale, les forces armées américaines, en particulier, ont pris la mesure de leurs fragilités et de leurs dépendances. Mais le choc dépasse le périmètre militaire ou les rapports avec la Chine. Il met gravement en péril l’économie et la cohésion politique et sociale, deux piliers de la sécurité nationale, redessine les rapports de force internationaux et offre un effet d’aubaine aux groupes terroristes et criminels. Au risque de provoquer, comme le disait Gilles de Kerchove, coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme, « une crise sécuritaire globale ».
Pratiquement tous les secteurs sont concernés. Les services de renseignements vont devoir s’adapter, en braquant par exemple leurs satellites sur les installations médicales et les sites funéraires. Certaines chaînes de production vont devoir être revues et relocalisées dans des « pays sûrs », au-delà des seuls critères de profitabilité. Echaudés par les imprévisions et les improvisations, des experts américains proposent la création d’un Centre de prévision des épidémies qui serait à même de fournir aux décideurs des informations en temps réel, à l’image du Centre national des ouragans. « Lorsque la menace devient évidente, il est déjà trop tard pour contenir certains de ses dégâts », prévient l’ancien ministre américain de la Marine, Richard Danzig.
Le changement de paradigme sécuritaire, toutefois, ne sera pas « une promenade de santé », en raison de « manières de voir » forgées durant des décennies de réflexions conventionnelles sur l’état de la menace militaire. En raison également d’un « complexe militaro-industriel » qui fonctionne sur une autre logique que celle qu’impose la prise en compte des pandémies. « Nous avons stocké des milliers d’armes nucléaires, mais pas assez de respirateurs », observaient Catherine Lutz et Neta Crawford, de Brown University. Or, « dans les circonstances actuelles, rivaliser uniquement sur le terrain militaire nous laisserait sans défense », tonne l’auteur néo-conservateur Robert D. Kaplan.
« Il ne s’agit pas de paniquer, tempérait Lisa Monaco, qui fut l’assistante du Président Obama pour le contre-terrorisme et la sécurité intérieure, mais bien d’inscrire la préparation et la réponse aux pandémies dans l’ADN de notre sécurité nationale ».