L’archipel de la méfiance

Les masques, les marquages au sol et les mesures de distanciation physique définissent le nouveau savoir-vivre. Une forme de méfiance bienveillante ou crispée s’est installée entre les individus. Que dire alors de l’ambiance qui règne sur les terrains de la politique et des relations internationales? Même si l’Edelman Trust Barometer publié le 5 mai estimait que les autorités publiques avaient généralement bénéficié d’un « ralliement autour du drapeau », d’autres chiffres dénotent depuis lors une suspicion croissante à l’égard des pouvoirs. En France, selon le Journal du Dimanche, la confiance dans le gouvernement serait passée de 55% fin mars à 42% fin mai. Au Royaume Uni, une étude du Reuters Institute de l’Université d’Oxford révèle que la foi dans l’information gouvernementale, estimée à 67% en avril, n’était plus que de 48% début juin. En Belgique, selon un sondage LN24/LeVif/Knack, seules 33% des personnes interviewées se disent « très ou plutôt satisfaites de la gestion de la crise par le gouvernement fédéral ». «Se pose très légitimement la question chez de nombreux citoyens : faut-il encore croire ce que dit mon gouvernement ? », commentait Bertrand Henne (RTBF), après le dernier épisode du feuilleton des masques.
La polarisation politique, déjà très aiguë avant la pandémie, reprend inévitablement le pas sur l’union nationale. Là où la démocratie le permet, l’heure est aux échanges acrimonieux entre responsables politiques qui s’accusent d’en avoir fait trop, ou trop peu. Car personne ne sait comment tout ça va se terminer ni quelle narration finalement va l’emporter, que ce soit autour des accusations d’imprévision et d’improvisation, ou, au contraire, de panique et de sur-réaction. Aux Etats-Unis, en tout cas, au lieu de rassembler, la pandémie a creusé les différences partisanes et conforté l’image de « deux nations » séparées par la confiance qu’elles accordent ou non au pouvoir et au savoir.
Cette suspicion épargne encore les scientifiques et les autorités médicales, qui sont apparus comme des phares et des cornes de brume dans la tempête. Dans de nombreux pays, ils ont été plébiscités, mais le risque d’un décrochage menace aussi les experts, amenés à assumer des rôles qui ne sont pas toujours les leurs, au risque d’être accusés de cautionner ou de contredire des choix politiques partisans. Dans un monde à cran, tout est suspect et tout devient politique. Aux Etats-Unis, où le Président Trump s’est régulièrement opposé à ses propres experts médicaux, 75% des Démocrates, mais seulement 43% des Républicains, estiment, selon le Pew Research Center, que « les scientifiques devraient avoir un rôle actif dans les débats sur les politiques à suivre ».

Des grandes puissances chamailleuses
Alors qu’une crise globale aurait dû logiquement inspirer une réponse concertée, les relations entre les Etats du globe se sont elles aussi dégradées. La méfiance sévit tous azimuts, jusqu’à l’encontre de l’institution internationale censée guider la riposte: l’Organisation mondiale de la santé. Les deux plus grandes puissances du monde, la Chine et les Etats-Unis, dont on aurait attendu davantage de gravité, en sont à s’échanger des tweets puérils et ravageurs sur l’origine du virus et la gestion de la crise.
Les « durs » de Washington, toutefois, ne sont pas les seuls à se méfier des autorités chinoises, notamment à propos de la Commission internationale d’enquête sur le coronavirus, décidée le 19 mai lors de l’assemblée générale de l’OMS. Il n’est pas certain, comme l’impliquait un article du très sérieux Bulletin of Atomic Scientists, que les « détectives sanitaires » internationaux auront effectivement accès à tous les lieux, témoins, documents, matériaux et faits requis.
« Chat échaudé craint l’eau froide, confiait un analyste d’un service de renseignements occidental. Comme l’ont démontré le manque d’alerte précoce et les tergiversations de la Chine, mais aussi de l’OMS, nous devons essentiellement dépendre de nos propres capacités de détection des risques pandémiques ». «Une analyse soigneuse des renseignements fournis par nos alliés, en particulier les images satellites, aurait révélé des signes que les autorités chinoises, au début de la crise, n’étaient pas pressées de rendre publiques », confirmait le professeur Wesley Wark de l’Université d’Ottawa.
La ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, ne disait pas autre chose début avril lorsqu’elle soulignait, très diplomatiquement, le rôle de l’OMS dans la prévention des pandémies, mais aussi, comme un signe de méfiance, la participation « très énergique » du Canada aux Five Eyes, la puissante « mutuelle » des agences de renseignements anglo-saxonnes, aux côtés de l’Australie, des Etats-Unis, de la Nouvelle Zélande et du Royaume Uni. Le multi-latéralisme onusien oui, mais avec l’assurance tous risques de ses propres services de sécurité.
Face aux défis gigantesques qui s’annoncent, comme le risque d’effondrement économique, la coopération internationale apparaît comme la voie la plus raisonnable. « Dans un monde globalisé, l’isolationnisme n’est pas une option, l’unilatéralisme n’est tout simplement pas viable », déclarait récemment Richard Haass, Président du très influent Council on Foreign Relations de New York. Mais peut-on y arriver sans un minimum de confiance? « Le défi avec la Chine, vu nos profonds désaccords, est de savoir comment coopérer sélectivement », suggérait-il, réaliste, minimaliste.
Cependant, il ne sera pas facile, pour reprendre la formule du Financial Times, de bâtir un socle de confiance entre « la Chine, qui attribue les tensions actuelles aux insécurités d’une super-puissance américaine en déclin, et les Etats-Unis, qui craignent l’excès de confiance d’une puissance en plein essor ». Aujourd’hui, près de 70% des Américains ont une idée défavorable de la Chine. « Cette vision sceptique des intentions chinoises est bien la seule chose sur laquelle Démocrates et Républicains sont d’accord », déclarait Orville Schell, directeur du Center on US-China Relations. Une méfiance qui a précédé le Covid-19 et la présidence Trump. La pandémie n’est que le révélateur et l’accélérateur d’un monde qui était déjà sur le qui-vive.

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