Depuis le début de la pandémie, une partie significative du public est revenue vers des sources d’information « conventionnelles », en particulier les médias de service public et la presse de qualité. Toutefois, la mésinformation et la désinformation ont, elles aussi, marqué des points. Ainsi, au sein de l’opinion, plusieurs mondes se côtoient sans se comprendre, car ils ne partagent pas les mêmes faits ni le même espace public.
Ceux qui gèrent leur information et leurs réseaux sociaux « en bons pères de famille » sont largement épargnés par la « mal info », qui ne trouve guère de portes d’entrée dans ce monde bien balisé. Mais de l’autre côté de ces « jardins à la française », règne une autre réalité qui évoque plutôt la jungle ou les terrains vagues. C’est « le coeur des ténèbres », comme dirait Joseph Conrad, là où le sol est fangeux et l’air vicié. Là où sévissent les rumeurs, les infox et le complotisme.
Selon un sondage réalisé début mai par l’université de Carleton (Ottawa), 46% des Canadiens « croient en au moins une des quatre principales théories du complot, dont celle de la 5G, qui circulent en ligne concernant le virus ». Une enquête de l’Université d’Oxford, publiée le 22 mai, donne pratiquement les mêmes résultats pour le Royaume Uni: 40% des interviewés pensent que la pandémie est « une tentative délibérée de cercles du pouvoir pour renforcer leur emprise » et 20% estiment peu ou prou qu’il s’agit d’une « mystification » (hoax).
La crise du Covid-19 a testé le monde de l’information comme elle a mis à l’épreuve le système hospitalier. Les deux sont d’ailleurs liés. « La croyance en des théories du complot a des conséquences, prévenait le Dr. Daniel Freeman, professeur de psychologie clinique à l’Université d’Oxford. Ceux qui y croient sont moins susceptibles de respecter les directives gouvernementales, d’accepter un vaccin ou de porter un masque, etc.. Or, le succès de la lutte contre la pandémie requiert une réponse unifiée ».
Cette « infodémie » sévit essentiellement sur les réseaux sociaux, à 88% selon une étude du Reuters Institute de l’Université d’Oxford, mais le terreau favorable au complotisme ou à la désinformation était là bien avant Facebook ou YouTube. Déjà en 2002 dans Media Unlimited, le professeur de Columbia University, Todd Gitlin, avait mis en garde contre l’envahissement des sphères publiques et privées par « des torrents de sons et d’images », balayant notre capacité de comprendre et de raisonner. A partir des années 1980, la commercialisation débridée de la télévision a elle aussi contribué à cette défaite de la pensée, comme l’avait décrite Neil Postman en 1985 dans son essai incisif Se distraire à en mourir. Elle a en particulier promu une éditocratie, une « péremptocratie », qui a corrompu l’intelligence, relativisé la « factualité » et dévalorisé la « common decency » dont George Orwell avait fait l’un des fondements de la démocratie. « Plus on regarde, moins on sait », concluait le producteur de télévision américain Danny Schechter. Internet et les réseaux sociaux sont venus exacerber une tendance qui était déjà bien avancée. « Quand on est inondé par l’information, on perd la capacité de se concentrer et par conséquent de penser en profondeur et de contextualiser », confirmait récemment Nicolas Carr, auteur du best seller, The Shallows (les bas-fonds), consacré aux effets d’Internet sur le cerveau et la manière de percevoir le monde.
L’identité avant la raison
Une partie de la médiasphère échappe bien sûr à ce décervelage. Mais l’influence de l’information de qualité sur l’opinion est limitée, car le public se détermine largement en vertu de son identité, de ses émotions, de ses préjugés et de son degré de confiance dans les institutions. « Regarder Fox News a moins à voir avec l’information qu’avec la sensation d’appartenir à une famille (Nda: l’Amérique blanche, chrétienne et nostalgique de sa suprématie) », note le professeur américain Daniel Kreiss. Dans « la démocratie des crédules », comme la qualifie le sociologue français Gérald Bronner, la désinformation n’est donc pas seulement une offre, mais une demande.
Dans ce bras de fer, la « vertu » ne part pas gagnante, car « l’écosystème numérique profite aux extrêmes, à ceux qui se moquent des normes éthiques », constatait en 2018 Martin Moore, chercheur au King’s College de Londres et auteur de Democracy Hacked. « Il divise et polarise », reconnaissait la même année un rapport interne discret de Facebook. Les innovations technologiques boostées par l’intelligence artificielle ouvrent même la possibilité de fabriquer, avec les deepfakes, une « réalité » plus vraie que la vraie. Par ailleurs, la désinformation n’est pas qu’un hoquet médiatique, elle s’inscrit dans des stratégies de groupes ou d’Etats dotés d’une force de frappe et d’une sophistication considérables, comme l’a démontré récemment la vidéo complotiste Plandemic, qui a atteint des millions de personnes. Sans parler des scandales antérieurs, comme celui de Cambridge Analytica qui a interféré dans les élections américaines de 2016, ni des « 18.000 déclarations fallacieuses » de Donald Trump depuis son arrivée à la Maison blanche.
Jusqu’ici, malgré l’imprévision, l’impréparation et l’improvisation, le monde n’a pas atteint le stade de l’infocalypse, ce moment, selon la formule d’Aviv Ovadya, fondateur du Thoughtful Technology Project, où « la mésinformation finirait par empêcher une société de fonctionner ». Mais, comme pour le Covid-19, une seconde vague plus violente n’est pas à exclure. Le risque est réel que des Etats, comme la Russie et la Chine, ou des groupes extrémistes, comme le soulignait dernièrement une note des services de sécurité belges, attisent les peurs et la méfiance suscités par la pandémie pour diffuser leurs « faits alternatifs » parmi cette partie du public qui préfère qu’on le désinforme et qu’on l’hypnotise, et pour saper et désorganiser la société. « L’alarmisme s’impose », notait Aviv Ovadya en 2018, bien avant que la coronavirus ne vienne tout bouleverser. On sait aujourd’hui que les Cassandre et les « drama queens » n’ont pas toujours tort.