La fable du matoufé et du guacamole

L’hiver est là et il nous donne une bonne raison de manger des plats que les diététiciens réprouvent. Vous connaissez sans doute le matoufé, cette omelette généreuse enrichie de lardons, de farine et de lait. Une préparation « émouvante par sa simplicité », s’en émerveille la Royale Confrérie du Matoufé de Marche-en-Famenne, où je suis né. Mon père m’en avait légué la recette un jour où il pensait sérieusement à sa postérité.
Posés sur les tranches du pain croustillant tout juste sorti du four à bois de ma mère, ces oeufs brouillés étaient une partie de mon «chez moi ». Avec le sanglier « qui a une longueur d’avance », l’eau ferrugineuse des pouhons célébrés par Guillaume Apollinaire dans ses Calligrammes de la paix et de la guerre et les anecdotes que mon père puisait dans son livre culte, Dure Ardenne, d’Arsène Soreil. J’ai déjà transmis la recette à mes petits-enfants, en leur rappelant qu’ils doivent d’abord marcher de longues heures dans les chemins forestiers détrempés et ne pas oublier de manger des pommes et des épinards.
J’ai parlé de ce plat, et je l’ai parfois même préparé, au gré de mes voyages. Il avait ce goût simple, rustique, rassurant, qui, dans toutes les cultures, évoque la chaleur du cocon familial, les grandes tablées après la moisson, le foot ou le jamboree. Comme le pot au feu des Asturies ou la cargolade catalane. Je croyais l’avoir reconnu au Mexique dans le taco al pastor (une tortilla de maïs garnie de viande cuite à la flamme) ou le pozole (une soupe à base de maïs et de viande).
« Mas complicado », « plus compliqué », m’avait-on répondu, car ces plats populaires avaient une signification supplémentaire à laquelle ne prétendait absolument pas mon binamé matoufé. Pour mes amis mexicains, ils étaient l’avant-goût d’une culture culinaire qui participait à la définition de leur nation. Le succès exceptionnel du roman Chocolat amer publié en 1989 par l’écrivaine Laura Esquivel exprime superbement cette centralité de la cuisine dans la mexicanité. L’héroïne, qui cherche à envoûter par ses plats divins l’homme dont elle est éperdument amoureuse, prépare des cailles aux pétales de rose ou un sublime mole poblano, où le chocolat flirte avec les piments et les tomates fondent dans la cannelle et la poudre d’amandes. Une ode époustouflante à la richesse des cuisines mexicaines, mais aussi, bien plus politiquement, l’affirmation d’une authenticité et d’une exceptionnalité face à la standardisation des goûts amenée par la globalisation, par l’américanisation.
Au Mexique, « manger est un acte de culture, révélateur d’identité », note Georgina Garcia-Gutierrez. La simple tortilla, la galette utilisée pour les tacos ou les quesadillas, y est même devenue un enjeu politique, car, selon qu’elle soit à base de maïs ou de blé, produite artisanalement ou industriellement, elle reflète des hiérarchies sociales, des attitudes culturelles, des idéologies politiques, des liens avec l’héritage indien du pays et des rapports avec les Etats-Unis.
Dans ce « Pauvre Mexique », dont le dictateur Porfirio Diaz disait qu’il était « si loin de Dieu, si près des Etats-Unis », dans ce pays qui fut humilié, occupé, mutilé (il perdit la moitié de son territoire après la guerre américano-mexicaine de 1848), la cuisine est l’une des lignes de front du conflit qui l’oppose à ce « voisin distant ». Dans son livre La Frontière de verre (Gallimard, 1999), le grand écrivain et fin gourmet Carlos Fuentes choisit d’ailleurs le terrain de la cuisine pour narguer les Etats-Unis. Il imagine une scène où un un Mexicain gastronome « va prêcher la bonne cuisine dans un pays incapable de la comprendre ». « Comment ces gamins coiffés d’une casquette de baseball, la bouche remplie de bubble gum, s’indignait-il, pourraient-ils saisir combien il faut d’amour et de patience pour réussir un soufflé de huitlacoche, en employant le champignon noir et cancéreux du maïs, que sous d’autres latitudes moins sophistiquées on sert aux cochons. Au Mexique, un paysan, même s’il mange peu, mange bien ».
Je me suis toujours méfié des clameurs identitaires, même culinaires, mais j’ai applaudi lorsqu’en 2002, dans la belle ville de Oaxaca, dans le sud du pays, le peintre Francisco Toledo organisa une succulente comida mexicana sur le Zocalo, la place centrale, pour s’opposer, avec succès, à l’ouverture d’un McDo. Une rare victoire face à la déferlante du fast food et des soft drinks américains au sud du Rio Grande. La « vraie » cuisine mexicaine marine, grésille et mijote à mille lieues de la « planète taco » industrialisée, du burrito graisseux et du guacamole délavé qui envahit les food halls des aéroports et des centres commerciaux uniformisés. Loin de ces « barquettes de carton grillé » dont parlait la célèbre journaliste Alma Guillermoprieto pour désigner les tortillas de maïs industrielles.
Pour ses défenseurs les plus progressistes, la cuisine mexicaine dans toute sa diversité, de la Basse-Californie au Yucatan, est aussi l’expression d’appartenances complexes, au fil des emprunts et des prêts avec le reste du monde. Elle reflète cette pensée métisse, cette « race cosmique », qui ambitionne de dépasser les notions d’ethnie et de nationalité au nom du destin commun de l’Humanité. « Culinairement, le globe terrestre est métis », comme Carlos Fuentes l’exprime brillamment dans son livre, L’oranger, « l’arbre oriental, écrit son éditeur, dont les graines, semées tant en Europe qu’en Amérique, seront principe de fertilité, de métissage et d’essor d’un Nouveau Monde ». A l’image de ces marchés locaux regorgeant de produits venus d’Espagne, d’Afrique du nord et d’Asie, mais aussi de piments multicolores ou de sauterelles grillées et surtout de ce xocolatl  (chocolat) et de ces ahacuatl (avocat) qui nous rappellent combien le Mexique a contribué à notre globalité.
Alors, mon pauvre matoufé dans tout ça? Je n’ai jamais eu l’idée d’y ajouter des piments mexicains pour le métisser. Ni du ketchup pour l’américaniser. Je n’ai jamais rêvé non plus qu’il inspire la cuisine mexicaine comme ces prestigieux chefs français qui, à l’époque de Maximilien et de Charlotte de Belgique (1860-1867), appliquèrent leurs techniques à des ingrédients singuliers, comme la fleur de citrouille.
Et pourtant, je suis presque sûr que mes amis mexicains, quand ils sont pressés, quand les vents froids soufflent entre les volcans Iztaccíhuatl et Popocatépetl et s’engouffrent dans la ville, se préparent de temps à autre ce plat d’une « émouvante simplicité ». Parce qu’il est le rappel d’une amitié, qui, pour eux, l’emporte de toutes façons sur l’ « identité ».

Note: cette chronique a été publiée le 27 février dans Le Soir + et le 28 dans le Soir papier. Cette version comporte deux paragraphes de plus, le journalisme en ligne étant infini…

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