La mort début février du médecin Li Wenliang, qui avait lancé l’alerte à propos du coronavirus dans la ville de Wuhan, a soulevé une vague d’indignation en Chine. Fin décembre, le docteur et sept de ses collègues s’étaient inquiétés sur les réseaux sociaux de l’hospitalisation de patients souffrant de symptômes qui rappelaient le SRAS, l’épidémie qui avait tué près de 800 personnes en 2003. Quelques jours plus tard, la police les accusait de « diffuser des rumeurs » et les forçait à signer une déclaration dans lesquelles ils reconnaissaient leur « faute ».
Pendant que la vérité était ainsi mise en quarantaine, le virus se répandait au milieu d’une population chinoise ignorant tout des risques qu’elle encourait. De nouveau, comme en 2003, la Chine a informé trop tard, camouflé, tergiversé, réprimé. L’ordre public l’a emporté sur l’intérêt public. « La Chine a, durant trois semaines, nié l’importance voire l’existence de la crise, écrit le correspondant du Monde à Pékin, Frédéric Lemaître, et elle fait taire tous ceux qui veulent enquêter».
De nouveau, ce sont des « acteurs non-étatiques », internautes, journalistes et experts indépendants, qui, en prenant des risques, ont poussé le régime à plus de transparence. «Les efforts du régime pour guider, étouffer ou contrôler les médias ont produit des sources alternatives d’information », écrit Maria Repnikova dans le New York Times. Le jour du décès du docteur, le mot-dièse #DrLiWenliangdead a récolté plus d’ un milliard de vues sur la plateforme Weibo et plus d’un million de commentaires.
Le silence des cimetières
Lors d’épidémies ou d’autres crises majeures, comme un attentat ou une famine, l’information est un enjeu crucial. Si elle devient l’otage de l’obsession du pouvoir de tout contrôler, elle risque d’entraver une réponse adéquate. L’histoire nous apprend, en effet, que de nombreuses catastrophes ont été provoquées, aggravées ou prolongées par la suppression de l’information. « Aucune famine substantielle n’a jamais eu lieu dans un pays démocratique et indépendant, ayant une presse relativement libre », écrivit fameusement le Prix Nobel d’économie, Amartya Sen, en 1999.
Si l’équation n’est sans doute pas aussi automatique que l’énonce l’illustre économiste indien, il est indéniable que les totalitarismes du XXe siècle ont coïncidé avec des famines massivement meurtrières: en Ukraine en 1932 et 1933, en Chine entre 1958 et 1962, au Cambodge, sous le régime des Khmers rouges (1979-1989) ou encore en Corée du Nord entre 1994 et 1998. A chaque fois, la censure a accompagné le silence des cimetières.
La censure “démocratique”
Les régimes dictatoriaux ne sont pas les seuls à user et abuser de la censure. Le manque d’informations sur l’épidémie de grippe dite « espagnole », qui fit plus de 2 millions de victimes en Europe en 1918-19, est reconnue aujourd’hui comme l’une des raisons de sa létalité. « La guerre faisait encore rage et la presse était sévèrement censurée, notait en 2018 Tara Finn, historienne au Foreign Office. Toute information qui pouvait affecter le moral de la population ou montrer des signes de faiblesse à l’ennemi était strictement interdite ».
La nocivité du secret s’immisce partout dès lors qu’un Etat fait face à des vérités qui le dérangent. Les gouvernements s’échinent à retenir des informations d’intérêt public pour protéger leur réputation, gérer leurs intérêts particuliers et cacher leurs erreurs au nom d’un secret d’Etat dont ils sont les seuls à définir le périmètre. En 1988, l’ouverture des archives britanniques a révélé que, trente ans plus tôt, le gouvernement avait ordonné la suppression des informations sur un accident à la centrale nucléaire de Windscale/Sellafield. « Les rejets de radioactivité avaient atteint des niveaux 600 fois supérieurs à ceux de Three Mile Island, ce qui en faisait l’accident nucléaire le plus grave avant Tchernobyl », notait en 1991 l’association Article 19.
Durant les conflits armés, la censure est évidemment la norme, au nom de la protection de la nation, mais elle peut, elle aussi, nuire à l’intérêt public. Lors de la guerre de Crimée en 1853-56, l’envoyé spécial du Times, William Howard Russell (1), sauva des milliers de soldats britanniques en dénonçant les conditions sanitaires désastreuses dans lesquelles le haut Etat-major, « dans sa morgue aristocratique, son incompétence, sa léthargie et sa stupidité », comme l’écrivit le rédacteur en chef du journal, abandonnait ses troupes.
Les silences et les tergiversations du Pentagone à propos des conséquences sur ses propres soldats des essais atomiques dans le Pacifique ou au Nevada, de l’emploi de l’agent orange au Vietnam ou de l’uranium appauvri lors des guerres d’Irak relèvent également de cette censure dévoyée. La même question se pose en France au sujet des militaires exposés sans protection adéquate aux radiations des essais nucléaires entre 1960 et 1996 au Sahara et en Polynésie française. « Quel mal pouvait donc les frapper ? Ils ne l’apprendront – pour les plus chanceux – que dix, vingt, trente ans plus tard quand les cancers et autres maladies les atteindront », écrit sévèrement Bruno Barrillot dans Les irradiés de la République (Editions GRIP/Complexe, 2003).
Le secret d’Etat et la censure ont parfois leurs raisons, sans aucun doute. Mais quand ils expriment la « déraison d’Etat » et mettent en danger la sécurité ou la santé, ils ne sont rien d’autre que l’instrument d’un crime d’Etat. Lorsqu’ils visent à « cacher la vérité non pas à l’ennemi mais à la nation », selon la célèbre formule du journaliste britannique Philip Gibbs en 1915, ils constituent une trahison de l’intérêt public et du contrat démocratique. Ils violent, comme l’écrit le philosophe Raoul Vaneigem, « le droit imprescriptible du citoyen à ne rien ignorer de ce qui le concerne et l’engage ».
Note: pour en savoir plus, le livre En première ligne. Le journalisme au coeur des conflits, Jean-Paul Marthoz, Editions Mardaga/GRIP (2018). Une histoire du journalisme de guerre et de ses dilemmes.