« Si les anges gouvernaient les hommes, s’exclama fameusement le président américain James Madison (1809-1817), on n’aurait pas besoin de contrôler les gouvernants ». Mais comme les anges ne gouvernent pas les hommes, les Pères fondateurs de la République américaine, dans leur grande sagesse, décidèrent de séparer les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire pour qu’ils se contrôlent les uns les autres et, par prudence, ils ajoutèrent un Quatrième Pouvoir, celui de la presse. Parce que, selon la formule du Président Thomas Jefferson (1801-1809), « la seule sécurité pour tous dépend d’une presse libre ».
Jusqu’il y a peu, les Etats-Unis faisaient de ce dogme un fondement de leur diplomatie publique et de leur soft power. Depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison blanche, toutefois, la rhétorique tourne à vide. Grisé par le pouvoir qu’il confond avec l’arbitraire, conforté dans son bon droit par l’adulation plébéienne qui l’accompagne dans ses meetings, le Président républicain se livre à un media bashing systématique, qui le place pitoyablement dans le camp des Poutine, Orban et Duterte.
Son ministre des Affaires étrangères, Mike Pompeo, n’est pas en reste. Depuis son arrivée à Foggy Bottom en avril 2018, ce politicien issu des milieux évangéliques ultras multiplie les critiques, voire les insultes à l’encontre des « journalistes désaxés » qui abordent des sujets gênants. La semaine dernière, il s’en est pris avec virulence à Marie Louise Kelly, une journaliste respectée de la National Public Radio (NPR), parce qu’elle avait eu le toupet de l’interroger sur le dossier ukrainien, qui est au coeur de la procédure de destitution du Président. Et comme si cet incident n’était pas suffisant, le Département d’Etat a exclu, sans donner d’explication, une autre journaliste de NPR du prochain voyage officiel de Mike Pompeo en Europe et en Asie centrale. Quelques jours plus tôt, lors du déplacement de Donald Trump à Davos, la Maison blanche avait pourtant accrédité TruNews, un site évangélique que le New York Times décrit comme conspirationniste et antisémite.Ces mauvaises manières ne sont pas seulement des traits de caractères. Elles expriment une stratégie délibérée qui vise à subvertir les garde-fous prévus par la Constitution. Une stratégie qui est par essence un-American, c’est-à-dire contraire aux principes de la démocratie éclairée et libérale qui avaient inspiré les Pères fondateurs. La cible des Trump et des Pompeo n’est pas la presse tabloïde ou la TV poubelle, mais les titres qui prennent au sérieux leur responsabilité d’informer. Il s’agit d’affaiblir les médias qui dérangent, de leur rogner les crocs quand ils jouent leur rôle de « chiens de garde » des institutions en révélant les abus de pouvoir.
Informer pour réformer
Au début du XXe siècle, le président Theodore Roosevelt (1901-1909) avait fait de ce journalisme de vigilance l’un des leviers de la réforme politique qu’il voulait imposer à une société américaine rongée par la corruption, les grands monopoles et l’exploitation sociale. Les journalistes d’investigation, ceux qu’il baptisa plus tard les muckrakers (racleurs de boue), révélèrent d’énormes dysfonctionnements au sein d’une démocratie qui se prétendait exemplaire. Leurs reportages sur la Standard Oil Company, les abattoirs de Chicago, le clientélisme politique ou les asiles d’aliénés de New York débouchèrent sur l’adoption des lois anti-trust et des premières mesures de protection des consommateurs.
Ces fines lames du métier, Ida Tarbell, Nellie Bly, Lincoln Steffens ou encore Upton Sinclair sont entrés dans les anthologies du journalisme, mais leurs héritiers sont parmi nous. A l’exemple de Ronan Farrow du New Yorker, de Jodi Kantor et Megan Twohey du New York Times et de Julie K. Brown du Miami Herald, qui ont enquêté sur les affaires d’agression ou d’exploitation sexuelle à Hollywood et dans les milieux de pouvoir et sans lesquels il n’y aurait jamais eu de mouvement #MeToo ni de rappel à l’ordre cinglant à l’encontre d’une justice défaillante et d’une classe politique complaisante.
« L’information, comme le déclara un baron de la presse londonienne, c’est ce que quelqu’un veut vous cacher. Tout le reste n’est que de la publicité ». En éclairant les coins sombres des pouvoirs, en osant contredire la parole officielle quand celle-ci se fourvoie dans l’intimidation et le mensonge, la presse américaine, une certaine presse, fait exactement ce que la démocratie attend d’elle: informer les citoyens le plus rigoureusement possible sur des sujets d’intérêt public. Ce journalisme de vigilance contribue au « consentement informé » qui fonde la démocratie et participe à la qualité des décisions que doivent prendre les gouvernements. Il accomplit ainsi un travail d’« encadrement des pouvoirs » que d’autres institutions, des partis politiques et des experts tendent à négliger, par connivence, cupidité, carriérisme ou incompétence.
Inévitablement, ceux que ces révélations dérangent dénoncent une « subversion » des pouvoirs. « De quel droit? », protestent-ils. Du droit, mais aussi du devoir d’informer, tout simplement. « Dire qu’il ne faut pas critiquer le Président et qu’il faut le soutenir quoi qu’il fasse n’est pas seulement un signe de servilité mais une trahison morale du public américain », disait Theodore Roosevelt. Les vrais séditieux ne sont pas ceux que l’on croit. Et la leçon ne vaut pas que pour l’Amérique.
La morale de l’histoire? Ce ne sont pas les manquements du journalisme, mais ses accomplissements, qui inspirent ce media bashing permanent et son corollaire, son réel objectif, museler la presse, au prétexte, ultime imposture de gouvernants dévoyés, qu’elle ne serait pas « bonne ». « Une presse libre peut, bien sûr, être bonne ou mauvaise, prévenait Albert Camus, mais très certainement sans liberté, la presse ne sera jamais que mauvaise ».