La célébration officielle du 75ème anniversaire de la bataille des Ardennes est terminée. Les chefs d’Etat ont quitté Bastogne après avoir rendu hommage aux dizaines de milliers de soldats qui y perdirent la vie ou rentrèrent mutilés et traumatisés de ce qui fut « sans aucun doute la plus grande bataille américaine de la Seconde guerre mondiale » (Winston Churchill). Les derniers vétérans sont repartis avec le souvenir des gestes de gratitude qui les ont partout accompagnés. Les “reconstituteurs” ont remisé leurs jeeps Willys dans leurs garages et les journalistes sont déjà sur d’autres « lignes de front ». D’autres commémorations auront lieu, plus discrètes, plus locales, au rythme des combats, des massacres allemands et des bombardements alliés qui, jusqu’à la fin janvier 1945, dévastèrent la région.
La bataille des Ardennes a été l’un des grands moments du journalisme de guerre (1). Des centaines de warcos (correspondants) sillonnèrent les routes enneigées, des plus flamboyants comme Ernest Hemingway (2), aux plus modestes, comme Fred MacKenzie, correspondant du Buffalo Evening News, qui se retrouva piégé avec les troupes encerclées à Bastogne. Leur « premier brouillon de l’histoire » fut largement militaire: les photo-journalistes de Life magazine et les photographes de combat de l’armée américaine nous ont surtout légué des clichés de soldats et de généraux, de tanks, de camions et de canons.
Toutefois, l’une des photos les plus emblématiques de cette bataille reste celle où l’on voit Jean Marin, ancien de Radio Londres et futur patron de l’Agence France Presse, face au cadavre d’un enfant tué par les SS dans la cour de la maison Legaye à Stavelot. Cette image rappelle que les civils payèrent un lourd tribut lors de ce « dernier coup de dé d’Hitler », qui avait ordonné à ses troupes de semer la terreur. Mais elle annonce aussi le choc qui allait profondément marquer cette génération de reporters de guerre : quelques mois après Vassili Grossman, journaliste de l’Etoile rouge, qui, au fil de la progression soviétique vers Berlin, avait écrit sur l’enfer de Majdanek, de Treblinka, du ghetto de Varsovie, de Lodz, ils découvriront, au bout de leur périple, les camps nazis, « l’éliminationnisme et l’assaut contre l’humanité », ce que l’historien Daniel Jonah Goldhagen qualifie de « pire que la guerre ». « Dachau (Nda: libéré le 29 avril 1945) a été le point de non-retour de toute ma vie. Comparé à Dachau, la guerre était propre », écrivit la journaliste américaine Martha Gellhorn. Choqué, le photographe Robert Capa s’abstint de prendre le moindre cliché des camps de la mort.
Les armées des pays démocratiques furent loin d’être sans taches lors de la Seconde guerre mondiale, mais l’image de la Bonne guerre, The Good War, comme l’appela le journaliste Studs Terkel, est restée. Parce que le Président Franklin Roosevelt avait inscrit l’engagement américain dans la rhétorique des Quatre libertés (d’expression, de conscience, d’être à l’abri du besoin et de la peur) et que le nazisme était l’incarnation du Mal absolu. Les 7 films de propagande réalisés par Frank Capra entre 1942 et 1945, Pourquoi nous combattons, exprimèrent puissamment cette « clarté morale ».
Pourquoi cette barbarie?
C’est à la lumière de ces valeurs de liberté et de dignité humaine que le 75ème anniversaire de la bataille des Ardennes doit être célébré. Il ne s’agit pas seulement de « reconstituer » les combats, mais de réfléchir, à l’exemple du Bastogne War Museum, à l’emballement maléfique qui conduisit le « monde civilisé » à sombrer une nouvelle fois dans la barbarie, la guerre totale et le génocide, un quart de siècle à peine après la grande boucherie que fut la Première guerre mondiale.
Lors des cérémonies du souvenir, la Présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a justement et sobrement rappelé le courage de ces boys venus se battre à des milliers de kilomètres de leur home towns. Toutefois, avec la montée des ultra-nationalismes et des « identités meurtrières », les commémorations de la Seconde guerre ont pris une gravité particulière. Elles n’ont plus la même signification qu’il y a 30 ans, au moment de la chute du Mur de Berlin, lorsque la démocratie libérale apparaissait comme l’horizon indépassable de l’humanité. Le roi Philippe l’a souligné dans son discours au Mardasson: « Il y a des moments où l’on doit pouvoir dire non au mal extrême véhiculé par une idéologie de la haine. C’est ce que nous avons fait tous ensemble il y a septante-cinq ans. Ce combat n’est pas terminé ».
La bataille des Ardennes ne peut pas être isolée de l’idéologie exterminationniste nazie. « Quel monde. Quelqu’un peut-il mettre fin à cette cruauté folle et massive, qui est comme un poison dans le sang de l’humanité? », nota Martha Gellhorn dans une lettre poignante adressée à son rédacteur en chef, après avoir vu les photos de deux résistants français torturés par le Gestapo. Il fallut attendre le 27 janvier 1945 pour que les troupes soviétiques libèrent enfin Auschwitz. La « légende de Bastogne » ne peut être commémorée indépendamment de l’Holocauste, qui visait à éliminer un peuple, comme l’avait dénoncé, dès décembre 1942, le journaliste américain Varian Fry dans son article déchirant publié dans l’hebdomadaire The New Republic et titré Le massacre des Juifs, qui évoquait « des choses si horribles, si monstrueuses que le monde civilisé refuse d’y croire ».
Certains intellectuels s’agacent parfois du « devoir de mémoire », jugé « trop victimaire ». Et pourtant, quand 41% des Américains (et 66% des 18-34 ans) ignorent ce qu’a été Auschwitz, quand des swastikas sont peintes sur des cimetières juifs en Alsace, quand l’extrémisme, l’antisémitisme et l’ensauvagement font de nouveau sauter la mince pellicule de civilisation, il est temps de tirer les leçons de l’ignorance ou de l’indifférence et de sonner le tocsin. « Il nous a fallu 12 ans pour ouvrir les grilles de Dachau, s’était exclamée Martha Gellhorn. Nous avons été aveugles, incrédules et lents. Nous ne pouvons plus jamais l’être ».
Note:
(1) Pour en savoir plus, je vous renvoie à mon livre Objectif Bastogne. Sur les traces des reporters de guerre américains, GRIP, Bruxelles, 2015.
(2) Voir l’article, Ernest Hemingway en enfer, le portrait du journaliste écrivain combattant lors de la bataille des Ardennes et plus largement, sur le front européen publié dans le numéro 3 du mook 1944 (Editions Weyrich).