L’éclipse du soft power américain

Samedi dernier, le New York Times a répondu sèchement au gouvernement chinois, qui avait traité de fake news les informations que le journal avait publiées sur la persécution des minorités musulmanes dans le Xinjiang, alors que ces révélations, accablantes, étaient fondées sur des documents internes du régime. Habituellement très pondéré, l’éditorialiste n’a pas hésité à faire le parallèle avec l’époque nazie, « lorsque Hitler parlait de la Lügenpresse, la presse menteuse, pour discréditer le journalisme indépendant ».
Sa cible réelle, toutefois, était Donald Trump, accusé d’user et d’abuser de l’expression fake news pour vilipender les médias qui le dérangent, au risque de servir d’alibi aux régimes autoritaires qui verrouillent l’information. « Quand un président américain attaque la presse indépendante, les despotes s’empressent de l’imiter », notait le journal, en évoquant une kyrielle de pays, de la Russie au Burundi, qui ont trouvé dans le spectre des fake news une justification très commode de leurs attaques contre les médias impertinents.
Les protestations de la Chine à l’encontre du New York Times sont dans l’ordre des choses. Elles participent au modèle politique que Xi Jinping entend promouvoir chez lui et sur la scène internationale. C’est par sa défense de la censure « patriotique », de la surveillance « bienveillante » et de la raison d’Etat « au service d’une économie florissante et d’une société harmonieuse » que Beijing cherche à accroitre son emprise interne et son aire d’influence externe. Elle a fait de sa forme d’autoritarisme un des fondements de son soft power, c’est-à-dire de sa « puissance d’attraction non coercitive » à l’étranger. Si cette approche ne lui réussit pas partout, comme le démontrent la rébellion à Hong Kong ou l’émergence de mouvements de protestation contre sa lourde présence économique dans des pays africains ou latino-américains, un certain nombre de dirigeants autoritaires sont tentés par cette voie chinoise qui ne s’embarrasse pas de considérations démocratiques ou « droits de l’hommistes ».
La Russie a elle aussi choisi de promouvoir sans état d’âme un modèle autoritaire et celui-ci trouve un écho particulier en Europe au sein des milieux nationalistes et populistes, du Rassemblement national à la Lega de Matteo Salvini. Le régime de Vladimir Poutine fonde son « pouvoir d’attraction » à l’intérieur et à l’extérieur de la Russie sur son rejet de la démocratie libérale occidentale. En Turquie, le président Recep Tayyip Erdogan, qui avait feint pendant quelques années d’être un « démocrate musulman », suit la même logique et il tire force et fierté des critiques que lancent à son encontre les organisations internationales des droits de l’homme.

La démocratie, un atout
Il en va tout autrement des démocraties, au sein desquelles les « élites de politique étrangère » estiment généralement que la démocratie est un atout stratégique sur la scène internationale. La « puissance douce », théorisée par Joseph Nye, professeur à Harvard et président de la Commission trilatérale, s’inscrit dans l’esprit de « la force du droit plutôt que le droit de la force » qui avait inspiré, après la Seconde guerre mondiale, la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la création des Nations unies et la construction européenne.
Depuis son arrivée au pouvoir, Donald Trump a cassé cette fine porcelaine. Il l’a fait en balayant sous une avalanche de tweets agressifs les normes, les valeurs et les mythes que la diplomatie publique américaine érigeaient en symboles essentiels de son soft power: la liberté, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la presse, la diversité ethnique et culturelle, l’ouverture économique, voire même « l’audace d’espérer », pour reprendre le titre du best seller de Barack Obama en 2006.
Le Président républicain a changé radicalement la définition de l’Amérique et bouleversé ses « réseaux d’affinité » internationaux dans les pays démocratiques alliés. Alors que Bill Clinton fréquentait Tony Blair, Massimo D’Alema ou Lionel Jospin, que Barack Obama courtisait des intellectuels et des journalistes « libéraux », l’Amérique de Trump côtoie Marion Maréchal-Le Pen, Nigel Farage ou encore le premier ministre hongrois Viktor Orban.
Donald Trump a régulièrement démontré qu’il n’entendait pas mener une « politique étrangère éthique ». Il ne croit pas à la « puissance douce » ni à la diplomatie des droits de l’homme. Il s’affiche sans la moindre gêne aux côtés du philippin Duterte, du brésilien Bolsonaro ou du saoudien Ben Salmane. Il n’est pas impressionné, peut-être même se sent-il conforté, par les chiffres publiés en février dernier par le Pew Research Center qui montrent que 45%  de la population mondiale considère les Etats-Unis comme une menace, contre 25% en 2013, sous la présidence d’Obama.
Même s’il aime être craint, il n’appartient pas cependant à l’ « école réaliste » américaine, qui estime, selon la formule d’Alexis de Tocqueville, que « la politique extérieure n’exige l’usage de presque aucune des qualités qui sont propres à la démocratie et commande au contraire le développement de presque toutes celles qui lui manquent ». En réalité, l’actuel locataire de la Maison blanche ne croit pas « aux qualités qui sont propres à la démocratie ». Sa politique extérieure n’est pas en rupture avec sa politique intérieure, chaotique, arbitraire et hostile aux institutions, elle en est la confirmation et la continuité. Son deal avec le Président ukrainien, à l’origine de la procédure d’impeachment, en offre l’illustration la plus crue.
L’Amérique de Donald Trump se place ainsi dans la logique des régimes autoritaires, oubliant la mise en garde du célèbre essayiste Walter Lippmann en 1961, lorsque les Etats-Unis étaient sur le point de s’engager dans la guerre du Vietnam: « Une politique (extérieure) est condamnée à l’échec, prévenait-il, si elle viole délibérément nos promesses et nos principes, nos traités et nos lois ».

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